J’ai souhaité enrichir l’analyse des débuts du comté de Flandre par le chanoine Platelle (voir mon post précédent) en puisant des informations à d’autres sources éclairées sur le sujet, en particulier le grand classique du professeur Léon Vanderkindere « La formation territoriale des principautés belges au Moyen Age » publié à Bruxelles en 1902, qui reste une base essentielle pour qui s’intéresse à l’histoire de la Flandre des deux côtés de la frontière franco-belge.
La Flandre ballottée au sein des empires carolingiens
Il ressort clairement de cet ouvrage que la Belgique, pendant tout le Moyen Age, a été partagée entre les deux royaumes de France et d’Allemagne issus de l’empire carolingien. Cependant, la répartition des territoires entre les fils de Louis le Débonnaire ne cessait de changer et de modifier les frontières, et « ces modifications incessantes troublaient profondément l’administration et ne laissaient guère s’enraciner les sentiments de fidélité dans le cœur des sujets ».
On en arriva à l’année 843 et au fameux traité de Verdun, exceptionnellement important pour l’histoire du nord de la France et de la Belgique. Non pas parce qu’il était destiné à demeurer définitif mais parce que l’Escaut, qui était définie comme ligne de séparation entre la France et l’Allemagne dans ce traité, le demeura pendant des siècles. Le traité entérina la possession par Charles le Chauve de la France actuelle et de la Belgique jusqu’à l’Escaut. Des duchés historiques furent coupés arbitrairement car ce traité, comme ses prédécesseurs et successeurs, cherchait avant tout à faire des « parts à peu près équivalentes. Il ne s’inquiétait ni du caractère ethnique des populations, ni de l’organisation civile et religieuse en place ». Le traité de Meersen d’août 870 confirma la possession de la plus grande partie de la Belgique actuelle par les Carolingiens de France, mais dix ans plus tard la situation était renversée.
A la mort de Louis le Bègue en avril 879, les Rois de la Francia Orientalis (l’Allemagne en quelque sorte) prirent possession de la Belgique entre le Rhin et l’Escaut, mais le marquisat de Flandre demeurait aux fils de Louis le Bègue.
Comment se construit un comté…
Venons-en d’ailleurs à la Flandre ou aux Flandres… Vanderkindere rappelle que les Flandrae sont citées dans la Vie de Saint Eloi dont l’auteur Saint Ouen est mort en 683, et que c’est la forme plurielle qui est presque seule employée au IXe siècle. Le comté primitif de Baudouin « Bras de fer » correspondait sans doute aux doyennés de Bruges, Oudenburg et Aardenburg mais d’autres fonctionnaires royaux partageaient avec lui la région qui devint plus tard le marquisat de Flandre. « Lorsque le traité de Verdun eut, en 843, donné l’Escaut pour limite au royaume occidental, Charles le Chauve reprit la tradition de Charlemagne et, dans cet angle avancé de ses Etats, il constitua un gouvernement militaire, embrassant sous le nom de marche toute une série de cantons. Ce fut l’origine du marquisat de Flandre dont le premier titulaire fut Baudouin ». Dès sa formation, le marquisat comprenait les pagi de Waes, Gand, Courtrai, Tournai, le Mélantois et la Pévèle, par contre l’ancien pays des Atrébates (constitué autour d’Arras) en était certainement exclu. Il n’y a pas de texte qui permettrait d’affirmer que Baudouin 1er et Baudouin II aient porté le titre de marquis, c’est à partir d’Arnoul 1er que l’on trouve cette qualification, souvent couplée à celle de comte (comes) qui était plus ancienne et recouvrait d’autres attributions, davantage judiciaires et administratives.
Vanderkindere, comme Platelle, estime que Baudouin II dit le Chauve « sut mettre à profit les dissensions qui affaiblissaient l’autorité royale pour agrandir son territoire ». Il s’empara ainsi de la place d’Arras en 892 au nez et à la barbe -fleurie- du roi de France Eudes qui la convoitait. Baudouin en fut néanmoins expulsé par Charles le Simple en 899.
Arnoul 1er reprit le flambeau de son père avec plus de succès encore, consolidant et étendant son héritage par une politique habile, énergique et parfois dépourvue de morale. En effet, « rien dans l’organisation politique des anciens royaumes francs ne semblait stable et définitif ; l’audace triomphait aisément d’une légalité incertaine ». Le comte de Flandre, pour contrebalancer les ambitions françaises dans son pré carré se tourna vers l’empereur allemand Otton 1er dont il sera le constant allié, et soutiendra régulièrement les adversaires du roi de France. Parmi les territoires de ce dernier, le comte Arnoul convoitait en effet l’Artois, l’Ostrevant, l’Amiénois et le Ponthieu. Il arriva en grande partie à ses fins en acquérant Arras et Douai.
Mais, menacé par l’étendue et la cohésion croissante du comté renforcé par Arnoul, le roi de France Lothaire -monté sur le trône en 954- profita de la vieillesse de son adversaire et du décès subit de son héritier désigné Baudouin III pour renforcer son contrôle sur la Flandre et « la mutiler » dixit Vanderkindere : il envahit la région en 965 et reconquit l’Artois, l’Ostrevant et tout le pays jusqu’à la Lys. Les conquêtes d’Arnoul 1er étaient annulées. Vanderkindere estime cependant que la confiscation de la partie méridionale du comté ne fut que temporaire et que le roi de France Lothaire les remit au jeune comte Arnoul II, successeur de son grand père Arnoul 1er. Mais la date de la remise est encore débattue par les historiens.
Pour Vanderkindere, le règne de Baudouin IV, successeur d’Arnoul II, « montra une évolution remarquable de la politique flamande ». Les ambitions du nouveau comte se tournaient désormais vers la Lotharingie, et plus précisément vers les marches défensives constituées par Otton 1er sur la frontière de l’Empire. Baudouin tenta sans réussite de prendre Valenciennes par les armes mais l’Empereur ne lui en tint pas rigueur et pour s’attirer l’alliance du comte de Flandre, il lui remit la ville en fief. Ce don, qui donnait naissance à la Flandre impériale, eut lieu aux alentours de l’an 1010.
Un comté qui s’organise en interne
Baudouin IV innova également sur le plan intérieur en organisant les châtellenies qui lui permettaient de « s’assurer dans toute la partie septentrionale du pays la subordination directe et complète des seigneurs qui pour certains (Tournai et Courtrai notamment) avaient jusqu’alors conservé le rang de comtes ». Ces châtellenies prenant alors la place des anciens pagi. On note sur ce point particulier une divergence d’interprétation entre Platelle et Vanderkindere. Pour le premier nommé, le comte dut s’accommoder d’un émiettement territorial au sein de son comté (voir la fin de mon post précédent) alors que pour Vanderkindere, il semblerait que cette multiplication de pouvoirs locaux correspondait à un choix comtal qui permettait à Baudouin IV de s’attacher le soutien de subordonnés qui n’avaient de légitimité qu’en raison de leur attachement au comte. Je me pencherai dans un prochain post sur la position dans ce débat de Warlop, auteur de l’irremplaçable somme « The Flemish nobility before 1300 ».
Un renversement de la politique flamande
Vanderkindere est plus prolixe que Platelle sur « l’évolution remarquable de la politique flamande » sous Baudouin IV puis Baudouin V. En effet, ce dernier, fils et successeur du précédent, accentua encore cette nouvelle agressivité à l’égard de l’empire allemand et dans le cas présent de l’empereur Henri III. Baudouin V entra dans la coalition formée contre Henri pour soutenir les revendications de Goddefroy le Barbu sur le duché de Lotharingie. En parallèle de diverses campagnes militaires, Baudouin réussit un coup de maître politique en absorbant sans une goutte de sang le Hainaut grâce à la promesse de mariage (1051) de Richilde, veuve du comte de Hainaut, avec le futur comte Baudouin VI de Flandre. C’était une infraction au code féodal qui rendit furieux Henri III. Mais, en dépit de plusieurs années de bataille pour se venger, l’empereur dut s’incliner et reconnaître ce mariage en décembre 1056.
Pour Vanderkindere, « les règnes de Baudouin IV et Baudouin V ont eu une importance capitale pour le développement de la puissance flamande. L’ancien comté de mouvance française s’appuyait désormais solidement sur l’Allemagne impériale ». Vanderkindere rejoint donc sur ce point Platelle : à la mort de Baudouin V, le comté de Flandre est à son apogée.