FRANCAIS

L'histoire en tant que science et champ d'études est en pleine mutation.
Grâce aux apports constants de l'archéologie, de la génétique, ainsi qu'à la confrontation avec d'autres sciences humaines (anthropologie, sciences sociales) ou "sciences dures" (démographie, biologie, statistiques) ce que l'on pensait acquis sur l'histoire et la généalogie des peuples est constamment enrichi et remis en question.
Ce blog a pour objet d'informer sur certaines découvertes qui modifient (ou pourraient modifier) nos connaissances sur nos ancêtres, des premiers homo sapiens jusqu'à nos grands-pères...


ENGLISH

History as a science and a field of study is undergoing significant changes.
Thanks to the contribution of archaeology, genetics, as well as exchanges with other human sciences (anthropology, social sciences) or "hard sciences" (demography, biology, statistics), historical and genealogical facts that were once considered to be established or "written in stone" are now being questioned, revised and enriched.
The aim of this blog is to inform and discuss current discoveries that modify (or could modify) what we know about our ancestors, from the first homo sapiens to our grandfathers...



lundi 24 décembre 2018

Une année généalogique faste!

Chers ami(e)s généalogistes,

J'ai malheureusement trop peu de temps à consacrer à ce blog en général, mais de récentes trouvailles m'ont convaincu qu'il était temps de faire le bilan de l'année en matière généalogique et, il faut bien le dire, 2018 effrayant par beaucoup d'aspect, a été pour mes recherches une année extrêmement faste! Ceux et celles qui me connaissent bien savent que depuis 2008 j'alterne entre des cycles de recherches sur mes propres ancêtres, et sur ceux de ma compagne italienne. Je me laisse absolument guider par l'envie car je sais qu'infailliblement, au bout de quelques mois, je passe lentement mais sûrement d'un cycle à un autre.
2018 a été essentiellement consacré aux recherches sur l'ascendance maternelle de mes trois enfants, avec cependant une poussée profitable de mes recherches personnelles en fin d'année que j'évoquerai plus loin.

Les recherches italiennes sont en fait des recherches essentiellement "siciliennes" et  quasi exclusivement "nobles", puisque je me concentre sur l'ascendance d'Antonino Rosso, des princes de Cerami (dans la région de Catane), arrière-arrière grand père de mes enfants.
Au-delà des avancées et petits coups d'accélérateur sur certaines familles spécifiques, le fil rouge de l'année a été le développement de l'ascendance de Maria Tocco, belle-mère de Pietruccio La Grua, baron de Carini.
L'ascendance paternelle de Maria Tocco est déjà extrêmement sympathique puisqu'elle descend des Tocco despotes d'Arta, et donc des familles Buondelmonti ou Accaiuoli de Florence, des Comnène de Byzance ou des rois d'Aragon.
Mais grâce à un chapitre de la thèse bientôt soutenue de mon ami Christian Settipani, la question de son ascendance maternelle est essentiellement tranchée, et le résultat est un feu d'artifice.
La mère de Maria Tocco serait en effet Miliça Brankovic, fille du despote de Serbie Lazar Brankovic et de son épouse Hélène Paléologue. A travers elle on retrouve toutes les dynasties ayant régné sur Byzance quasiment jusqu'à la chute de Constantinople, les Comnène, les Doukas ou les Ange que j'avais dans la généalogie de mes enfants par ailleurs, mais aussi les Cantacuzène ou les Paléologue donc.

Plus intéressant encore, par le mariage de l'empereur byzantin Michel IX Paléologue et de Rita d'Arménie, on remonte jusqu'à Khatchik "le sourd" Arçrouni, "le plus lointain ancêtre princier arménien assuré de la noblesse occidentale" comme l'écrit Christian Settipani dans un de ses articles, et la voie la plus assurée jusqu'à maintenant vers ce que les anglo-saxons appellent la Descent from Antiquity (DFA). En effet Khatchik Arçrouni est un descendant assuré de la dynastie parthe des Arsacides, fondée en 250 avant JC.

Comme si cela ne suffisait pas, j'ai trouvé il y a deux jours un autre toboggan généalogique extrêmement intéressant, lui aussi dû aux travaux de Christian Settipani (qui partage énormément d'ancêtres nobles siciliens avec ma compagne). Mes enfants descendent du couple Nicoló Ruffo et Marguerite de Poitiers-Valentinois (dont le frère Charles a été un des plus fougueux compagnons de Jeanne d'Arc). Cette dernière descend, via les Joinville ,de William Marshal, seigneur de Pembroke, plus connu en français sous le nom de Guillaume le Maréchal, qui était surnommé "le meilleur chevalier du monde", titre de la biographie que Georges Duby lui a consacré
http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-histoire/Guillaume-le-Marechal-ou-Le-meilleur-chevalier-du-monde

La femme de Guillaume le Maréchal, Isabelle de Clare, n'est pas en reste. Elle est en effet la petite-fille maternelle de Diarmait Mac Murchada, roi du Leinster en Irlande, et de son épouse Mór Ní Tuathail. Et par ce couple c'est tout un bataillon de rois gaéliques aux patronymes imprononçables qui rejoignent la grande famille des ancêtres... Or, contrairement aux rois d'Ecosse, très peu de lignées en dehors des îles britanniques amènent à ces dynasties irlandaises! Une autre ancêtre de cette lignée Joinville amène de son côté aux rois du pays de Galles dont les noms semblent tout droit sortis d'un tirage malheureux au scrabble!

Mais l'ascendance de mes enfants n'est pas constituée que d'ancêtres aux noms et aux origines exotiques. Il y a aussi de bons et solides flamands et flamandes. Eux aussi m'ont apportée de belles satisfactions récemment! En effet, j'ai découvert en fin d'année un rattachement au couple Toussaint Charlet-Chrétienne Perche dont l'ascendance et la descendance a été étudiée par Jeannine Duquesne dans le numéro 247 de la revue "Nord Généalogie". Chrétienne Perche est la petite-fille de Marie Le Pippre, elle-même fille de Pierre Le Pippre et Jeanne de Beaufremez. Par cette dernière, il y a des recherches prometteuses à venir sur la petite noblesse de la châtellenie de Lille...

En attendant, je souhaite à toutes et tous de bonnes fêtes, meilleurs voeux et pleins de nouveaux ancêtres en 2019!

vendredi 13 juillet 2018

No single birthplace of mankind, say scientists

article publié dans le "Guardian" du 13 juillet

Researchers say it is time to drop the idea that modern humans originated from a single population in a single location
A replica skull of a Homo Naledi Hominin.
 A replica skull of a Homo naledi: Various locations vie for the title of ‘cradle of mankind’ or the ‘source of humanity’, but new research says this is not the case. Photograph: Gulshan Khan/AFP/Getty Images
The origins of our species have long been traced to east Africa, where the world’s oldest undisputed Homo sapiens fossils were discovered. About 300,000 years ago, the story went, a group of primitive humans there underwent a series of genetic and cultural shifts that set them on a unique evolutionary path that resulted in everyone alive today.
However, a team of prominent scientists is now calling for a rewriting of this traditional narrative, based on a comprehensive survey of fossil, archaeological and genetic evidence. Instead, the international team argue, the distinctive features that make us human emerged mosaic-like across different populations spanning the entire African continent. Only after tens or hundreds of thousands of years of interbreeding and cultural exchange between these semi-isolated groups, did the fully fledged modern human come into being.
Dr Eleanor Scerri, an archaeologist at Oxford University, who led the international research, said: “This single origin, single population view has stuck in people’s mind … but the way we’ve been thinking about it is too simplistic.”
This continental-wide view would help reconcile contradictory interpretations of early Homo sapiens fossils varying greatly in shape, scattered from South Africa (Florisbad) to Ethiopia (Omo Kibish) to Morocco (Jebel Irhoud).
From L to R : Fossil skull of Homo neanderthalis, Homo antecessor, Homo sapiens and Homo erectus
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 From L to R : Fossil skull of Homo neanderthalisHomo antecessorHomo sapiens and Homo erectus Photograph: Creativemarc/Getty Images
The telltale characteristics of a modern human – globular brain case, a chin, a more delicate brow and a small face – seem to first appear in different places at different times. Previously, this has either been explained as evidence of a single, large population trekking around the continent en masse or by dismissing certain fossils as side-branches of the modern human lineage that just happened to have developed certain anatomical similarities.
The latest analysis suggests that this patchwork emergence of human traits can be explained by the existence of multiple populations that were periodically separated for millennia by rivers, deserts, forests and mountains before coming into contact again due to shifts in the climate. “These barriers created migration and contact opportunities for groups that may previously have been separated, and later fluctuation might have meant populations that mixed for a short while became isolated again,” said Scerri.
The trend towards more sophisticated stone tools, jewellery and cooking implements also supports the theory, according to the paper in the journal Trends in Ecology & Evolution.
Scerri assembled a multidisciplinary group to examine the archaeological, fossil, genetic and climate data together, with the aim of eliminating biases and assumptions. Previously, she said, scientific objectivity had been clouded by fierce competition between research groups each wanting their own discoveries to be given a prominent place on a linear evolutionary ladder leading to the present day. Disputes between rival teams working in South Africa and east Africa had become entrenched, she said.
“Someone finds a skull somewhere and that’s the source of humanity. Someone finds some tools somewhere, that’s the source of humanity,” she said, describing the latest approach as: “‘Let’s be inclusive and construct a model based on all the data we have available.”
The analysis also paints a picture of humans as a far more diverse collection of species and sub-populations than exists today. Between 200,000 and 400,000 years ago, our own ancestors lived alongside a primitive human species called Homo naledi, found in southern Africa, a larger brained species called Homo heidelbergensis in central Africa and perhaps myriad other humans yet to be discovered.

mercredi 28 mars 2018

Néanderthal, ce qu'il dit de nous

article publié dans "Le Monde" du 28 mars 2018

L’exposition « Neandertal »  qui s’ouvre au Musée de l’homme, à Paris, nous confronte à une autre humanité, lointaine dans le temps et proche cependant.
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO |  • Mis à jour le  | Par 


Reconstitution d’une néandertalienne par la paléo-artiste Elisabeth Daynès, au Musée de l’homme, à Paris.

Elle s’appelle Kinga. Elle porte un élégant cardigan bleu roi, un pantalon noir et des baskets en cuir blanc. La chevelure libre, les yeux clairs, le visage constellé de taches de rousseur. Un sourire plisse légèrement ses joues et lui donne un air sympathique. Si vous la croisiez dans le métro, vous ne la ­remarqueriez sans doute pas plus que certains autres usagers de la RATP.
Pourtant, Kinga est une jeune femme à nulle autre pareille, car il s’agit d’une néandertalienne. Ou plus exactement de la reconstitution très réaliste d’une néandertalienne, œuvre de la paléo-artiste Elisabeth Daynès. Kinga va accueillir les visiteurs à ­l’exposition « Neandertal » qui ouvre ses portes le 28 mars au Musée de l’homme, à Paris, et il y a fort à parier que beaucoup viendront planter leurs yeux dans les siens. Pour se confronter à une autre humanité, si lointaine dans le temps, si proche cependant.
Si lointaine, car il y a environ 35 000 ans que Neandertal a disparu après avoir été, pendant des milliers de siècles, le résident de l’ouest du continent eurasiatique. Si proche à cause de cette ressemblance physique, de l’évident lien de parenté qui nous unit, nous Homo sapiens, à notre cousin éteint, du miroir que ce dernier nous tend, de sa manière silencieuse de nous demander ce qui fait de nous des humains et de la place qu’il tient. Il faut dire que, de ce point de vue, Neandertal part de très loin.


Lorsqu’il est découvert en 1856 dans la vallée de Neander, en Allemagne, il est le premier homme fossile à ressurgir du passé. Tous deux préhistoriens et commissaires scientifiques de l’exposition, Pascal Depaepe, directeur régional des Hauts-de-France à l’Institut national de recherches ­archéologiques préventives (Inrap), et Marylène Patou-Mathis, directrice de recherches au CNRS, rappellent qu’« on est alors dans un contexte de créationnisme. Comme Neandertal n’a pas l’apparence d’un humain moderne, avec son crâne allongé vers l’arrière, son absence de menton et son bourrelet suborbital qui lui fait comme une visière, on va le traiter de pathologique et de crétin. »
« Parmi les premières représentations de lui, on accentue les caractères simiens. Un des extrêmes est le dessin fait par l’artiste tchèque Frantisek ­Kupka, qui paraît dans L’illustration, en 1909, où on voit une espèce de singe velu à l’air agressif qui se tient à l’entrée d’une grotte, une massue ou un fémur à la main, avec un crâne par terre donnant l’impression qu’il a sûrement boulotté un de ses copains », poursuivent-ils.
L’époque est alors dominée par deux grands paradigmes qui vont se transposer dans l’image que l’on se fera de Neandertal. « Il y a tout d’abord la racialisation, l’idée de classer et de hiérarchiser les races humaines, explique Marylène Patou-Mathis. La deuxième chose, c’est une vision d’un progrès unilinéaire dans l’évolution de l’humanité. Tout ce qui est avant est forcément moins bien que tout ce qui est maintenant. Et plus vous faites des différences avec les autres, plus vous vous valorisez : il fallait donc mettre toutes les ­tares sur le dos de Neandertal en prétendant qu’il était cannibale, qu’il n’avait pas de langage, qu’il n’enterrait pas ses morts, que c’était un charognard qui ne chassait pas. Les découvertes postérieures ont fait tomber ou nuancé beaucoup de ces critères, mais on voit bien qu’ils avaient été posés pour faire valoir la notion de progrès. »

Le chercheur français ne se prive pas de raconter une anecdote édifiante à ce sujet : 
« C’était il y a une douzaine d’années. Dans une de ses conférences, le paléoanthropologue américain Richard Klein, de l’université Stanford, avait mis un crâne néandertalien sur une de ses diapositives et il a dit : “Si, en montant dans un avion, je voyais que le ­pilote a cette tête-là, je ne sais pas vous, mais moi je redescendrais de l’avion…” » Ludovic Slimak se remémore aussi une conversation avec un collègue russe, Pavel Pavlov, dont le jugement sur les néandertaliens se résume à un lapidaire : « Ils n’ont pas d’âme. »Alors qu’Homo neanderthalensis et Homo sapiens sont deux lignées issues du même tronc, qui se sont séparées il y a environ 700 000 ans pour vivre leur destin chacune de son côté, la ­première en Eurasie, la seconde en Afrique, Neandertal est donc, dans un premier temps, considéré comme un prédécesseur de l’homme ­moderne et forcément plus primitif que lui… Il transportera longtemps – et continue parfois encore de transporter – l’image d’une brute épaisse, due à une ­impressionnante robustesse physique. Ainsi que le souligne Ludovic Slimak, chercheur au CNRS et spécialiste des sociétés néandertaliennes, « ses traits archaïques sont flagrants, et cela empêche certainement certains scientifiques de regarder Neandertal avec la plus grande objectivité ».


Pourtant, au cours des dernières décennies, les découvertes scientifiques ont profondément remanié l’image que l’on se faisait de Neandertal. Marylène Patou-Mathis, qui travaille beaucoup sur les comportements de subsistance, cite ainsi ces « travaux qui ont clairement mis en évidence que, même s’ils mangeaient beaucoup de viande de mammifères terrestres, les néandertaliens consommaient aussi des fruits de mer, des oiseaux, des phoques échoués, des poissons plus qu’on ne le pensait. Surtout, grâce aux recherches menées sur le tartre dentaire, on a vu de la ­consommation de végétaux. C’est intéressant, parce que l’image de Neandertal en train de manger de la barbaque saignante n’est pas la même que celle de Neandertal mangeant des galettes de graminées sauvages cuites… »
La préhistorienne évoque également « les découvertes montrant la consommation de plantes ­médicinales par des personnes souffrant de certaines pathologies », mais aussi l’utilisation de pigments, la collecte de plumes et de serres de rapaces qui ont pu servir d’ornements corporels ou vestimentaires, voire d’objets rituels. Les chercheurs ont en effet, et depuis longtemps, révélé des comportements autres que de subsistance, décrivant par exemple des dizaines de sépultures de la Charente-Maritime à l’Ouzbékistan ou des formes graphiques simples. On a également mis en évidence l’entraide et la solidarité dont les néandertaliens devaient faire preuve, que ce soit pour chasser ou pour soutenir des membres du groupe affaiblis par une blessure ou un handicap. Petit à petit, la recherche a rapproché les comportements néandertaliens de ceux des Homo ­sapiens vivant à la même époque. Parti d’une position extrême – l’homme-singe fruste et brutal –, le balancier s’est déplacé avec constance vers l’idée d’une ressemblance forte entre les deux groupes.

Et c’était compter sans la découverte ­majeure de ce début de XXIe siècle, la preuve ­génétique qu’il y a eu des croisements avec ­descendance fertile entre les deux populations. Une trouvaille qui pose la question suivante : Homo sapiens et Neandertal ne sont-ils pas membres de la même espèce puisqu’ils se reproduisaient entre eux ? Et si eux, c’était nous ? Pour Jean-Jacques Hublin, titulaire de la chaire de ­paléoanthropologie au Collège de France, « savoir si Neandertal est oui ou non une autre espèce est un peu de la rhétorique : définir ce qu’est une ­espèce est compliqué. La spéciation est un processus et non pas un événement : on ne se réveille pas un matin en étant une autre espèce. Cela prend des centaines de milliers d’années, voire des millions d’années chez des mammifères de taille moyenne. Il faut plutôt voir ces groupes comme des espèces en formation qui n’ont jamais atteint l’isolement reproductif complet. On a d’ailleurs des soupçons sur la fécondité des hybrides mâles ».

Comparaison d’un crâne « Homo sapiens » (à gauche) et néandertalien, Musée d’histoire naturelle de Cleveland.
Comparaison d’un crâne « Homo sapiens » (à gauche) et néandertalien, Musée d’histoire naturelle de Cleveland. DRMIKEBAXTER / CC BY-SA 2.0

A trop vouloir réhabiliter Neandertal, déconstruire l’image déplorable qu’il traîne comme un boulet depuis le XIXe siècle, ne l’a-t-on pas trop rapproché de nous ? Le balancier est-il allé trop loin dans l’autre sens ? Jean-Jacques Hublin le pense : « On est très facilement enclin à souligner les travers de nos prédécesseurs, en se moquant de la vision simiesque qu’ils avaient de l’homme de Neandertal, dont on sait maintenant que c’était un hominine à grand cerveau doté de techniques et de comportements complexes, mais je suis également sûr que, dans cinquante ans, on rira ou on sourira de la façon dont aujourd’hui on veut faire de Neandertal un être pacifique, écolo… Il y a une projection des fantasmes de chaque époque sur le passé. On l’habille des préoccupations du présent. »


Neandertal nous tend un miroir. En raison de sa proximité, parler de lui, c’est aussi parler de nous, du regard que nos sociétés jettent sur la préhistoire et sur nos origines. Ce cousin éteint dit aussi des choses révélatrices sur… ceux qui l’étudient. Comme l’explique Ludovic Slimak, le débat sur Neandertal met en lumière deux courants de la paléoanthropologie : « Le premier, qui est un courant plutôt latin, tend à dire et à essayer de montrer que les néandertaliens ont été victimes de leur faciès, mais qu’ils sont comme nous. L’autre courant est plutôt anglo-saxon. Il s’en tient plus à une approche biologique de Neandertal, et la notion de culture néandertalienne telle qu’on la perçoit dans la recherche française est moins ­développée. Il est d’ailleurs marquant que, pour les Anglo-Saxons, le mot “human” soit strictement ­réservé à Homo sapiens… »
Ludovic Slimak le reconnaît volontiers : « Cela fait vingt-cinq ans que je travaille sur Neandertal avec les mains dans le cambouis, quatre mois par an sur des fouilles, je connais intimement son artisanat, son mode de vie, mais je ne sais toujours pas qui il est. » Pour ce chercheur, il est vain de se bagarrer sur tel ou tel type de production qui ­serait le propre de l’homme moderne et dont les Néandertaliens seraient incapables. « A chaque fois qu’on affirme cela, on peut être sûr que, dans les années qui suivent, une équipe montrera que Neandertal le faisait aussi… Il faut l’aborder de manière structurelle et se demander s’il existait chez lui une manière de voir le monde, de se comporter, qui lui était propre. »

Malheureusement, Neandertal n’a pas laissé ses Mémoires, et il faut bâtir cette éthologie à partir des vestiges qui sont parvenus jusqu’à nous, essentiellement de la pierre taillée… Mais c’est justement là que Ludovic Slimak décèle une différence structurelle entre Neandertal et Homo sapiens, lorsque les deux populations avaient des connaissances techniques similaires : « Si vous ­regardez des outils de silex de sapiens contemporains, une fois que vous en avez vu dix, vous allez vous ennuyer pendant des années parce que les 100 000 suivants seront tous les mêmes. Ce qui n’existe pas chez Neandertal, c’est cette standardisation. Quand vous voyez un de ses produits finis, chaque objet est magnifique et unique, une création, un univers en soi. Là, on est au cœur de la bête : c’est révélateur d’un univers mental qui ne semble pas le même, d’une autre manière de s’inscrire au monde, de penser le monde. Ces divergences-là ne sont ni techniques ni culturelles, et on peut ici proposer que l’encéphale ne fonctionne pas de la même manière. » 

Depuis sa découverte, décrire Neandertal, c’est aussi dessiner notre portrait en creux et interroger notre rapport à l’altérité. « Les hommes s’évertuent à se définir par rapport au reste du monde ­vivant, rappelle Jean-Jacques Hublin. Il y a une sorte de fossé mental qu’on installe entre les hommes et les animaux. Quand on est évolutionniste, on sait que c’est une fiction, que ce fossé n’existe pas vraiment puisque nous sommes issus du monde animal. La question qu’on se pose avec Neandertal, c’est : quelle est la limite de l’humain ? Qu’est-ce qu’on va appeler les hommes ? Les néandertaliens sont très près de ce fossé. Ils étaient de l’autre côté pendant longtemps, et on les a maintenant fait passer de notre côté. Du coup, tous les ­attributs de l’humanité s’appliquent à eux brutalement, dans un contexte idéologique de lutte contre le racisme, la ségrégation, la discrimination, etc. La difficulté, pour nous humains, c’est de concevoir un homme qui ne soit pas comme nous. Sitôt qu’on reconnaît un être comme un homme, inexorablement on l’inclut dans notre communauté ­humaine et il devient comme nous, en tout. »
Voilà peut-être pourquoi on met des baskets à Kinga. Pourquoi on se demande si on la remarquerait dans le métro… Il nous est pour ainsi dire impossible de ne pas essayer de nous projeter en Neandertal, tout comme il est impossible de ne pas songer à un pachyderme quand on vous ­ordonne « Ne pensez pas à un éléphant ! » Ce rapport si particulier avec les formes humaines du passé tient peut-être au fait qu’aucun autre Homo n’a survécu. « Aujourd’hui, sur Terre, rappelle Jean-Jacques Hublin, il n’existe qu’une forme humaine, qui s’est répandue sur la planète récemment à l’échelle des temps géologiques. Pour nous, c’est ­l’ordre naturel des choses. Mais c’est une réalité très récente. Auparavant, il y avait toujours eu plusieurs formes d’hominines en même temps. Cela fait moins de 40 000 ans que nous sommes tout seuls, et c’est pour cette raison que j’ai intitulé un de mes cours au Collège de France “L’espèce orpheline”. » Le paléoanthropologue y voit d’ailleurs la raison de notre fascination pour Neandertal… et les ­extraterrestres : « Ils nous permettent de nous ­sentir moins seuls… »