Platelle et Vanderkindere avaient une interprétation divergente de l’évolution et de la multiplication des pouvoirs locaux sous le règne de Baudouin IV comte de Flandre (voir mes publications précédentes). J’espérais que la lecture de « The flemish nobility before 1300 » d’Ernest Warlop permettrait de trancher ce débat. Cet ouvrage, thèse de doctorat publiée originellement en néerlandais en 1968 puis traduite en anglais, est souvent considérée comme l’étude la plus détaillée et la plus précise sur la noblesse flamande et ses rapports avec les comtes de Flandre.
Qui sont les nobles flamands ?
Warlop commence son ouvrage en se penchant lui aussi sur les origines du comté mais surtout de sa noblesse. Il précise ainsi que lorsque le comté de Flandre s’est constitué, on trouvait sur son territoire des viri illustres ou nobiles qui possédaient de vastes terres et qui étaient des hommes libres. Pour Pierre Feuchère, ces derniers étaient les descendants de la classe sénatoriale gallo-romaine et des nobles francs qui avaient été récompensés par leur roi avec des donations de terres. Les comtes des pagi étaient alors recrutés parmi ces propriétaires de terres et ils formèrent probablement ce qui deviendra par la suite la noblesse flamande. Feuchère estime donc qu’il y a une continuité dans la noblesse, fondée sur la possession de terres. Cette équation vir illuster égal grand propriétaire terrien est vérifiée par exemple par l’existence d’Evrard de Frioul vir nobilissimis Francorum oriundus et possesseur de terres dans toute l’Europe de l’Ouest, en particulier pour notre région à Cysoing et autour.
Des nobles qui demeurent puissants
Warlop confirme que Baudouin II de Flandre fit l’acquisition de vastes étendues de terres au détriment de l’autorité royale et de l’église. Puis Warlop mentionne l’hypothèse selon laquelle Baudouin II chercha également à mettre les mains sur les propriétés des nobles qui avaient combattu les Vikings mais que ces derniers s’y opposèrent avec succès. L’auteur admet néanmoins que l’on a très peu d’informations sur les relations entre le comte et la nobilitas indépendante à cette époque.
Sous Arnould I, les nobles augmentèrent leurs pouvoirs, acquérant certains droits détenus jusqu’alors par le comte ou le roi : ils pouvaient désormais forcer leurs subordonnés à se présenter au tribunal, ils pouvaient imposer et collecter des amendes, lever des impôts et faire appel au ban.
C’est probablement pendant les invasions normandes que les nobles restés sur place pour défendre leurs territoires auraient acquis ces droits. Les nobles qui n’avaient pas fui pouvaient prendre possession des propriétés de ceux qui avaient préféré partir et mettre la main sur les droits de l’autorité centrale qui avait abandonné la région.
Vers l’an 900, on pouvait déjà trouver deux « classes » de nobles : les plus puissants avaient acquis les droits mentionnés ci-dessus et à la mort d’Arnould II, ils essaieront d’étendre encore ces droits et leurs terres. Mais si cette minorité voyait sa situation s’améliorer, la plus grande partie des nobles était pour sa part devenue vassaux d’une autorité supérieure.
Une noblesse qui passe sous contrôle comtal
Mais c’est sous le règne de Baudouin IV que la noblesse du comté de Flandre allait subir d’importantes évolutions sous l’influence de facteurs internes et externes.
A l’international, Baudouin IV poursuivit la politique de son père et tourna son regard vers l’Est avec un certain succès : outre la promesse de mariage de Richilde de Hainaut avec son fils, il prit aussi possession de divers fiefs propriétés du Saint empire Romain germanique : la Zélande, la « Vier Ambachten » et le château de Gand, ainsi que la « Flandre impériale » (région entre la Scheldt et la Dendre).
Cependant c’est surtout l’organisation interne du comté qui nous intéresse ici. Les termes latins utilisés dans les chartes montrent de façon croissante l’existence d’un lien de vassalité entre le comte et les nobles de son comté, avec l’usage croissant de pronoms possessifs (barones mei « mes barons »). C’est en effet au XIe siècle que le lien de vassalité s’est répandu de façon tellement rapide que quasiment tous les nobles devinrent des homines du comte de Flandre.
Au premier stade de la vassalité, il s’agissait d’un accord libre entre deux hommes libres : le comte demandait au candidat s’il VOULAIT être « son homme ». Le vassal jurait fidélité au comte et en échange recevait l’investiture de fiefs. Les seigneurs abandonnaient ainsi une partie de leur liberté mais obtenaient en échange propriétés, fiefs, offices ou intérêts. Ils devenaient également conseillers du comte.
Warlop note d’ailleurs que c’est sous le règne de Baudouin IV que pour la première fois les prénoms de personnes d’importance, témoins de chartes essentiellement, sont complétés par un nom de lieu. Les personnes qui sont mentionnées ainsi sont le plus souvent précisément seigneurs de ce lieu. Comme la Flandria Generosa confirme que Baudouin IV a distribué villas et oppida à ses nobles et chevaliers, il est clair que l’on assiste là à l’émergence de l’inféodation. Warlop conclue ainsi que l’organisation féodale de la Flandre date du règne de Baudouin IV et que vers 1100, « la plupart des nobles était associés au comte par contrat personnel de vassalité ».
La création des châtellenies
Le contrôle sur « ses » nobles par le comte de Flandre est encore renforcé par une autre mesure. Depuis le XIe siècle les nobles avaient pris l’habitude de construire des châteaux. Mais à côté de ces châteaux il existait des mottes castrales pour lesquelles le comte nomma des châtelains. Au début du XIIe siècle, le comte de Flandre était suffisamment puissant pour déclarer qu’aucun château ne pourrait être construit sans sa permission, en d’autres termes les nobles ne pouvaient plus construire selon leur bon plaisir sur leurs propres domaines. Ainsi le comte gardait sous contrôle les capacités militaires de ces mêmes nobles.
Je cite Warlop : « Le comté de Flandre avait été largement réorganisé durant le XIe siècle. Les châtellenies, nouvelles circonscriptions territoriales administratives, judiciaires et militaires avaient pris la place des pagi ». Des représentants du comte, dotés de pouvoirs militaires et administratifs et choisis parmi ses vassaux, étaient nommés à la tête de ces châtellenies.
Warlop se penche alors sur l’origine familiale de ces nouveaux châtelains pour déterminer si le comte avait confié ces attributions à des familles de vieille noblesse régionale ou à des homines novi. Au terme d’une étude détaillée de chacune des familles de châtelains, il conclue en faveur d’une continuité du pouvoir et des familles gouvernantes plutôt qu’à un remplacement des anciennes élites par une nouvelle classe dirigeante. Les châtelains ne devinrent pas nobles du fait de leurs fonctions, car ils appartenaient déjà auparavant à cette noblesse.
Warlop nous permet donc de trancher le débat posé initialement: l’émergence des pouvoirs locaux était bien voulue par le comte de Flandre qui s’appuya cependant sur des familles déjà établies pour administrer la nouvelle organisation de son territoire.