article publié dans "Le Monde" du 28 mars 2018
Le chercheur français ne se prive pas de raconter une anecdote édifiante à ce sujet : « C’était il y a une douzaine d’années. Dans une de ses conférences, le paléoanthropologue américain Richard Klein, de l’université Stanford, avait mis un crâne néandertalien sur une de ses diapositives et il a dit : “Si, en montant dans un avion, je voyais que le pilote a cette tête-là, je ne sais pas vous, mais moi je redescendrais de l’avion…” » Ludovic Slimak se remémore aussi une conversation avec un collègue russe, Pavel Pavlov, dont le jugement sur les néandertaliens se résume à un lapidaire : « Ils n’ont pas d’âme. »Alors qu’Homo neanderthalensis et Homo sapiens sont deux lignées issues du même tronc, qui se sont séparées il y a environ 700 000 ans pour vivre leur destin chacune de son côté, la première en Eurasie, la seconde en Afrique, Neandertal est donc, dans un premier temps, considéré comme un prédécesseur de l’homme moderne et forcément plus primitif que lui… Il transportera longtemps – et continue parfois encore de transporter – l’image d’une brute épaisse, due à une impressionnante robustesse physique. Ainsi que le souligne Ludovic Slimak, chercheur au CNRS et spécialiste des sociétés néandertaliennes, « ses traits archaïques sont flagrants, et cela empêche certainement certains scientifiques de regarder Neandertal avec la plus grande objectivité ».
Et c’était compter sans la découverte majeure de ce début de XXIe siècle, la preuve génétique qu’il y a eu des croisements avec descendance fertile entre les deux populations. Une trouvaille qui pose la question suivante : Homo sapiens et Neandertal ne sont-ils pas membres de la même espèce puisqu’ils se reproduisaient entre eux ? Et si eux, c’était nous ? Pour Jean-Jacques Hublin, titulaire de la chaire de paléoanthropologie au Collège de France, « savoir si Neandertal est oui ou non une autre espèce est un peu de la rhétorique : définir ce qu’est une espèce est compliqué. La spéciation est un processus et non pas un événement : on ne se réveille pas un matin en étant une autre espèce. Cela prend des centaines de milliers d’années, voire des millions d’années chez des mammifères de taille moyenne. Il faut plutôt voir ces groupes comme des espèces en formation qui n’ont jamais atteint l’isolement reproductif complet. On a d’ailleurs des soupçons sur la fécondité des hybrides mâles ».
L’exposition « Neandertal » qui s’ouvre au Musée de l’homme, à Paris, nous confronte à une autre humanité, lointaine dans le temps et proche cependant.
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | • Mis à jour le | Par Pierre Barthélémy
Elle s’appelle Kinga. Elle porte un élégant cardigan bleu roi, un pantalon noir et des baskets en cuir blanc. La chevelure libre, les yeux clairs, le visage constellé de taches de rousseur. Un sourire plisse légèrement ses joues et lui donne un air sympathique. Si vous la croisiez dans le métro, vous ne la remarqueriez sans doute pas plus que certains autres usagers de la RATP.
Pourtant, Kinga est une jeune femme à nulle autre pareille, car il s’agit d’une néandertalienne. Ou plus exactement de la reconstitution très réaliste d’une néandertalienne, œuvre de la paléo-artiste Elisabeth Daynès. Kinga va accueillir les visiteurs à l’exposition « Neandertal » qui ouvre ses portes le 28 mars au Musée de l’homme, à Paris, et il y a fort à parier que beaucoup viendront planter leurs yeux dans les siens. Pour se confronter à une autre humanité, si lointaine dans le temps, si proche cependant.
Si lointaine, car il y a environ 35 000 ans que Neandertal a disparu après avoir été, pendant des milliers de siècles, le résident de l’ouest du continent eurasiatique. Si proche à cause de cette ressemblance physique, de l’évident lien de parenté qui nous unit, nous Homo sapiens, à notre cousin éteint, du miroir que ce dernier nous tend, de sa manière silencieuse de nous demander ce qui fait de nous des humains et de la place qu’il tient. Il faut dire que, de ce point de vue, Neandertal part de très loin.
Lorsqu’il est découvert en 1856 dans la vallée de Neander, en Allemagne, il est le premier homme fossile à ressurgir du passé. Tous deux préhistoriens et commissaires scientifiques de l’exposition, Pascal Depaepe, directeur régional des Hauts-de-France à l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), et Marylène Patou-Mathis, directrice de recherches au CNRS, rappellent qu’« on est alors dans un contexte de créationnisme. Comme Neandertal n’a pas l’apparence d’un humain moderne, avec son crâne allongé vers l’arrière, son absence de menton et son bourrelet suborbital qui lui fait comme une visière, on va le traiter de pathologique et de crétin. »
« Parmi les premières représentations de lui, on accentue les caractères simiens. Un des extrêmes est le dessin fait par l’artiste tchèque Frantisek Kupka, qui paraît dans L’illustration, en 1909, où on voit une espèce de singe velu à l’air agressif qui se tient à l’entrée d’une grotte, une massue ou un fémur à la main, avec un crâne par terre donnant l’impression qu’il a sûrement boulotté un de ses copains », poursuivent-ils.
L’époque est alors dominée par deux grands paradigmes qui vont se transposer dans l’image que l’on se fera de Neandertal. « Il y a tout d’abord la racialisation, l’idée de classer et de hiérarchiser les races humaines, explique Marylène Patou-Mathis. La deuxième chose, c’est une vision d’un progrès unilinéaire dans l’évolution de l’humanité. Tout ce qui est avant est forcément moins bien que tout ce qui est maintenant. Et plus vous faites des différences avec les autres, plus vous vous valorisez : il fallait donc mettre toutes les tares sur le dos de Neandertal en prétendant qu’il était cannibale, qu’il n’avait pas de langage, qu’il n’enterrait pas ses morts, que c’était un charognard qui ne chassait pas. Les découvertes postérieures ont fait tomber ou nuancé beaucoup de ces critères, mais on voit bien qu’ils avaient été posés pour faire valoir la notion de progrès. »
Le chercheur français ne se prive pas de raconter une anecdote édifiante à ce sujet : « C’était il y a une douzaine d’années. Dans une de ses conférences, le paléoanthropologue américain Richard Klein, de l’université Stanford, avait mis un crâne néandertalien sur une de ses diapositives et il a dit : “Si, en montant dans un avion, je voyais que le pilote a cette tête-là, je ne sais pas vous, mais moi je redescendrais de l’avion…” » Ludovic Slimak se remémore aussi une conversation avec un collègue russe, Pavel Pavlov, dont le jugement sur les néandertaliens se résume à un lapidaire : « Ils n’ont pas d’âme. »Alors qu’Homo neanderthalensis et Homo sapiens sont deux lignées issues du même tronc, qui se sont séparées il y a environ 700 000 ans pour vivre leur destin chacune de son côté, la première en Eurasie, la seconde en Afrique, Neandertal est donc, dans un premier temps, considéré comme un prédécesseur de l’homme moderne et forcément plus primitif que lui… Il transportera longtemps – et continue parfois encore de transporter – l’image d’une brute épaisse, due à une impressionnante robustesse physique. Ainsi que le souligne Ludovic Slimak, chercheur au CNRS et spécialiste des sociétés néandertaliennes, « ses traits archaïques sont flagrants, et cela empêche certainement certains scientifiques de regarder Neandertal avec la plus grande objectivité ».
Pourtant, au cours des dernières décennies, les découvertes scientifiques ont profondément remanié l’image que l’on se faisait de Neandertal. Marylène Patou-Mathis, qui travaille beaucoup sur les comportements de subsistance, cite ainsi ces « travaux qui ont clairement mis en évidence que, même s’ils mangeaient beaucoup de viande de mammifères terrestres, les néandertaliens consommaient aussi des fruits de mer, des oiseaux, des phoques échoués, des poissons plus qu’on ne le pensait. Surtout, grâce aux recherches menées sur le tartre dentaire, on a vu de la consommation de végétaux. C’est intéressant, parce que l’image de Neandertal en train de manger de la barbaque saignante n’est pas la même que celle de Neandertal mangeant des galettes de graminées sauvages cuites… »
La préhistorienne évoque également « les découvertes montrant la consommation de plantes médicinales par des personnes souffrant de certaines pathologies », mais aussi l’utilisation de pigments, la collecte de plumes et de serres de rapaces qui ont pu servir d’ornements corporels ou vestimentaires, voire d’objets rituels. Les chercheurs ont en effet, et depuis longtemps, révélé des comportements autres que de subsistance, décrivant par exemple des dizaines de sépultures de la Charente-Maritime à l’Ouzbékistan ou des formes graphiques simples. On a également mis en évidence l’entraide et la solidarité dont les néandertaliens devaient faire preuve, que ce soit pour chasser ou pour soutenir des membres du groupe affaiblis par une blessure ou un handicap. Petit à petit, la recherche a rapproché les comportements néandertaliens de ceux des Homo sapiens vivant à la même époque. Parti d’une position extrême – l’homme-singe fruste et brutal –, le balancier s’est déplacé avec constance vers l’idée d’une ressemblance forte entre les deux groupes.
Et c’était compter sans la découverte majeure de ce début de XXIe siècle, la preuve génétique qu’il y a eu des croisements avec descendance fertile entre les deux populations. Une trouvaille qui pose la question suivante : Homo sapiens et Neandertal ne sont-ils pas membres de la même espèce puisqu’ils se reproduisaient entre eux ? Et si eux, c’était nous ? Pour Jean-Jacques Hublin, titulaire de la chaire de paléoanthropologie au Collège de France, « savoir si Neandertal est oui ou non une autre espèce est un peu de la rhétorique : définir ce qu’est une espèce est compliqué. La spéciation est un processus et non pas un événement : on ne se réveille pas un matin en étant une autre espèce. Cela prend des centaines de milliers d’années, voire des millions d’années chez des mammifères de taille moyenne. Il faut plutôt voir ces groupes comme des espèces en formation qui n’ont jamais atteint l’isolement reproductif complet. On a d’ailleurs des soupçons sur la fécondité des hybrides mâles ».
A trop vouloir réhabiliter Neandertal, déconstruire l’image déplorable qu’il traîne comme un boulet depuis le XIXe siècle, ne l’a-t-on pas trop rapproché de nous ? Le balancier est-il allé trop loin dans l’autre sens ? Jean-Jacques Hublin le pense : « On est très facilement enclin à souligner les travers de nos prédécesseurs, en se moquant de la vision simiesque qu’ils avaient de l’homme de Neandertal, dont on sait maintenant que c’était un hominine à grand cerveau doté de techniques et de comportements complexes, mais je suis également sûr que, dans cinquante ans, on rira ou on sourira de la façon dont aujourd’hui on veut faire de Neandertal un être pacifique, écolo… Il y a une projection des fantasmes de chaque époque sur le passé. On l’habille des préoccupations du présent. »
Neandertal nous tend un miroir. En raison de sa proximité, parler de lui, c’est aussi parler de nous, du regard que nos sociétés jettent sur la préhistoire et sur nos origines. Ce cousin éteint dit aussi des choses révélatrices sur… ceux qui l’étudient. Comme l’explique Ludovic Slimak, le débat sur Neandertal met en lumière deux courants de la paléoanthropologie : « Le premier, qui est un courant plutôt latin, tend à dire et à essayer de montrer que les néandertaliens ont été victimes de leur faciès, mais qu’ils sont comme nous. L’autre courant est plutôt anglo-saxon. Il s’en tient plus à une approche biologique de Neandertal, et la notion de culture néandertalienne telle qu’on la perçoit dans la recherche française est moins développée. Il est d’ailleurs marquant que, pour les Anglo-Saxons, le mot “human” soit strictement réservé à Homo sapiens… »
Ludovic Slimak le reconnaît volontiers : « Cela fait vingt-cinq ans que je travaille sur Neandertal avec les mains dans le cambouis, quatre mois par an sur des fouilles, je connais intimement son artisanat, son mode de vie, mais je ne sais toujours pas qui il est. » Pour ce chercheur, il est vain de se bagarrer sur tel ou tel type de production qui serait le propre de l’homme moderne et dont les Néandertaliens seraient incapables. « A chaque fois qu’on affirme cela, on peut être sûr que, dans les années qui suivent, une équipe montrera que Neandertal le faisait aussi… Il faut l’aborder de manière structurelle et se demander s’il existait chez lui une manière de voir le monde, de se comporter, qui lui était propre. »
Malheureusement, Neandertal n’a pas laissé ses Mémoires, et il faut bâtir cette éthologie à partir des vestiges qui sont parvenus jusqu’à nous, essentiellement de la pierre taillée… Mais c’est justement là que Ludovic Slimak décèle une différence structurelle entre Neandertal et Homo sapiens, lorsque les deux populations avaient des connaissances techniques similaires : « Si vous regardez des outils de silex de sapiens contemporains, une fois que vous en avez vu dix, vous allez vous ennuyer pendant des années parce que les 100 000 suivants seront tous les mêmes. Ce qui n’existe pas chez Neandertal, c’est cette standardisation. Quand vous voyez un de ses produits finis, chaque objet est magnifique et unique, une création, un univers en soi. Là, on est au cœur de la bête : c’est révélateur d’un univers mental qui ne semble pas le même, d’une autre manière de s’inscrire au monde, de penser le monde. Ces divergences-là ne sont ni techniques ni culturelles, et on peut ici proposer que l’encéphale ne fonctionne pas de la même manière. »
Malheureusement, Neandertal n’a pas laissé ses Mémoires, et il faut bâtir cette éthologie à partir des vestiges qui sont parvenus jusqu’à nous, essentiellement de la pierre taillée… Mais c’est justement là que Ludovic Slimak décèle une différence structurelle entre Neandertal et Homo sapiens, lorsque les deux populations avaient des connaissances techniques similaires : « Si vous regardez des outils de silex de sapiens contemporains, une fois que vous en avez vu dix, vous allez vous ennuyer pendant des années parce que les 100 000 suivants seront tous les mêmes. Ce qui n’existe pas chez Neandertal, c’est cette standardisation. Quand vous voyez un de ses produits finis, chaque objet est magnifique et unique, une création, un univers en soi. Là, on est au cœur de la bête : c’est révélateur d’un univers mental qui ne semble pas le même, d’une autre manière de s’inscrire au monde, de penser le monde. Ces divergences-là ne sont ni techniques ni culturelles, et on peut ici proposer que l’encéphale ne fonctionne pas de la même manière. »
Depuis sa découverte, décrire Neandertal, c’est aussi dessiner notre portrait en creux et interroger notre rapport à l’altérité. « Les hommes s’évertuent à se définir par rapport au reste du monde vivant, rappelle Jean-Jacques Hublin. Il y a une sorte de fossé mental qu’on installe entre les hommes et les animaux. Quand on est évolutionniste, on sait que c’est une fiction, que ce fossé n’existe pas vraiment puisque nous sommes issus du monde animal. La question qu’on se pose avec Neandertal, c’est : quelle est la limite de l’humain ? Qu’est-ce qu’on va appeler les hommes ? Les néandertaliens sont très près de ce fossé. Ils étaient de l’autre côté pendant longtemps, et on les a maintenant fait passer de notre côté. Du coup, tous les attributs de l’humanité s’appliquent à eux brutalement, dans un contexte idéologique de lutte contre le racisme, la ségrégation, la discrimination, etc. La difficulté, pour nous humains, c’est de concevoir un homme qui ne soit pas comme nous. Sitôt qu’on reconnaît un être comme un homme, inexorablement on l’inclut dans notre communauté humaine et il devient comme nous, en tout. »
Voilà peut-être pourquoi on met des baskets à Kinga. Pourquoi on se demande si on la remarquerait dans le métro… Il nous est pour ainsi dire impossible de ne pas essayer de nous projeter en Neandertal, tout comme il est impossible de ne pas songer à un pachyderme quand on vous ordonne « Ne pensez pas à un éléphant ! » Ce rapport si particulier avec les formes humaines du passé tient peut-être au fait qu’aucun autre Homo n’a survécu. « Aujourd’hui, sur Terre, rappelle Jean-Jacques Hublin, il n’existe qu’une forme humaine, qui s’est répandue sur la planète récemment à l’échelle des temps géologiques. Pour nous, c’est l’ordre naturel des choses. Mais c’est une réalité très récente. Auparavant, il y avait toujours eu plusieurs formes d’hominines en même temps. Cela fait moins de 40 000 ans que nous sommes tout seuls, et c’est pour cette raison que j’ai intitulé un de mes cours au Collège de France “L’espèce orpheline”. » Le paléoanthropologue y voit d’ailleurs la raison de notre fascination pour Neandertal… et les extraterrestres : « Ils nous permettent de nous sentir moins seuls… »