article paru dans le journal "Le Monde" du 14 octobre
Des Chinois « modernes »
vieux de plus 80 000 ans
Le Monde.fr | • Mis à jour le | Par Hervé Morin
Ce sont 47 dents qui ne dépareraient pas dans le cabinet d’un dentiste d’aujourd’hui. Elles ont pourtant plus de 80 000 ans – et peut-être même jusqu’à 120 000 ans – et proviennent d’une grotte du sud de la Chine. Leur découverte, décrite dans la revue Nature, jeudi 15 octobre, prend à rebours certains scénarios concernant l’histoire des premières migrations d’Homo sapiens.
On considère généralement que l’homme moderne, apparu en Afrique de l’Est il y a environ 180 000 ans, a effectué plusieurs excursions hors de son berceau avant de finir par conquérir le monde pour de bon. Un premier épisode d’« out of Africa », ainsi qu’on nomme parfois ces sorties, aurait eu lieu à l’est de la Méditerranée il y a moins de 100 000 ans, avant que des Néandertaliens n’y reprennent l’avantage. Homo sapiens aura plus de succès quelques milliers d’années plus tard, supplantant finalement les populations néandertaliennes en Europe il y a environ 40 000 ans – non sans qu’interviennent des croisements dont notre patrimoine génétique garde la trace.
L’arrivée d’Homo sapiens en Asie, et notamment en Chine, était jusqu’alors beaucoup moins bien documentée, notamment à cause de datations ambiguës. Certains scénarios évoquaient des dates très anciennes, antérieures à 74 000 ans, mais les restes trouvés dans les fouilles ne permettaient pas de trancher.
En mettant au jour ces dents attribuées « sans équivoque à des humains modernes », Wu Liu (Institut de paléontologie des vertébrés et de paléoanthropologie de l’académie des sciences de Pékin) et ses collègues donnent du grain à moudre à la communauté scientifique. Les dents ont été découvertes dans la grotte de Fuyan, dans la province du Yunnan, sous une coulée stalagmitique dont l’âge minimal était de 80 000 ans. Elles figuraient parmi les restes de 43 espèces animales, dont cinq de mammifères aujourd’hui éteints – une faune pouvant remonter à 125 000 ans.
La morphologie des dents est bien moins robuste que celle des fossiles d’Homo erectus, qui était déjà présent dans la région, ce qui semble exclure que leurs possesseurs aient pu en être les descendants. Une observation qui décevra les tenants de l’hypothèse d’une origine multirégionale et non exclusivement africaine de l’homme moderne. Elles sont aussi moins primitives que d’autres dents d’hominidés trouvées dans le nord de la Chine – où les premiers humains modernes datent eux de 40 000 ans environ.
Une barrière néandertalienne ?
Cette découverte a plusieurs implications, décrites par Robin Dennell (Université d’Exeter) dans un article de commentaire de Nature : « Les dents de Fuyan indiquent que l’homme moderne était présent en Chine du Sud 30 000 à 60 000 ans avant qu’il ne soit présent à l’est de la Méditerranée et en Europe. Ce n’est pas surprenant. » En effet, si l’on considère qu’Homo sapiens est né dans les tropiques, n’a-t-il pas d’abord préféré se cantonner dans son expansion hors d’Afrique aux régions chaudes, ce qui l’a conduit toujours plus à l’est ?
Mais le facteur climatique n’est pas forcément le seul. « Nous ne devons pas écarter la possibilité qu’Homo neanderthalensis ait été pendant longtemps une barrière supplémentaire aux humains modernes, qui n’ont pu s’installer en Europe que quand les populations de Néandertaliens ont commencé à s’évanouir », concluent Liu et ses collègues. Néandertal aurait été un rival plus coriace que ne le suggère le « complexe de supériorité » du vainqueur. Mais sur les raisons de son « évanouissement », les spéculations vont bien sûr se poursuivre.
« Cette découverte est très surprenante et soulève pas mal de questions, confirme le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin (Institut Max Planck d’anthropologie évolutionnaire de Leipzig), car personne ne pensait qu’il puisse y avoir des restes humains de 100 000 ans aussi modernes en Chine. » Il note que les dents sont effectivement très modernes et qu’elles portent plusieurs traces de caries, très rares sur les restes de chasseurs-cueilleurs de ces époques. Il souligne que la découverte va conforter celle faite dans la grotte laotienne de Tam Pa Ling, où une équipe comprenant plusieurs chercheurs français a trouvé en 2009 une calotte crânienne attribuée à un Homo sapiens vieux peut-être de 63 000 ans, et plus récemment une mâchoire présentant un mélange de caractère modernes et archaïques.
Jean-Jacques Hublin rappelle aussi que la tradition paléoanthropologique chinoise est un peu « biaisée ». « Nombreux sont ceux qui refusent l’idée d’une origine africaine des asiatiques modernes et veulent absolument leur homme moderne chinois le plus ancien possible, dit-il. Jusqu’ici ce type de découverte a toujours suscité le scepticisme en Occident. Mais peut-être que cette fois-ci, c’est la bonne ! »
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