ARTICLE PARU DANS LE JOURNAL "LE MONDE" DU 15 JANVIER 2015
Il est connu comme le protecteur de Dante, qui lui dédia son Paradis, mais Cangrande della Scala (1291-1329) restera avant tout dans l'histoire tel qu'il est représenté sur la photographie ci-dessus, comme un condottiere, un seigneur de la guerre. Dans l'interminable conflit entre guelfes (partisans de la papauté) et gibelins (partisans du Saint-Empire romain germanique) qui déchire l'Italie médiévale entre le XIIe et le XIVe siècle, l'homme va porter la ville de Vérone au sommet de sa puissance. Chef des gibelins dans l'Italie du nord, Cangrande della Scala conquiert plusieurs des cités voisines, comme Vicence, Padoue et, enfin, Trévise, en 1329. Après deux semaines de combats et de siège, il entre en vainqueur dans la ville annexée, le 18 juillet de cette année-là. Et, pris de vomissements, de maux de ventre et de diarrhée, il meurt à Trévise quatre jours plus tard !
A l'époque, on considéré son décès comme étant d'origine naturelle et on incrimine l'eau souillée d'une source à laquelle Cangrande della Scala a bu. Cependant, quelques années plus tard, certains chroniqueurs jettent le doute sur cette version des faits et émettent l'hypothèse d'un assassinat par empoisonnement. Une mort mystérieuse en pleine force de l'âge, une période trouble, des soupçons... Dans une série télévisée, les experts des cold cases choisiraient de rouvrir le dossier. Toute la difficulté, c'est que près de sept siècles se sont écoulés depuis la disparition du condottiere : l'affaire est plus que froide. Cet obstacle n'a pas arrêté une équipe italienne qui publie les résultats de son enquête dans le numéro daté de février du Journal of Archaeological Science.
Venus de différents domaines – la recherche sur les maladies anciennes, la biochimie, l'étude des pollens, la médecine légale, l'anthropologie, l'histoire –, ces chercheurs sont allés directement à la source du mystère, c'est-à-dire au corps de Cangrande della Scala. Ils ont donc ouvert le sarcophage de marbre du chef de guerre, situé dans l'église Santa Maria Antica de Vérone, pour y découvrir un cadavre plutôt en bon état (voir ci-dessous), naturellement momifié. Tout comme cela s'est fait pour les dépouilles de certains pharaons égyptiens, le corps a été autopsié et radiographié et les auteurs de l'étude ont également analysé des cheveux, des cellules du foie ainsi que des restes d'excréments prélevés dans le colon et le rectum.
L'examen des boyaux du grand homme a ainsi révélé du pollen de camomille – sans doute le signe que Cangrande della Scala a voulu soulager ses maux de ventre par une infusion – mais aussi, et peut-être même surtout, du pollen de... digitale, une fleur dont la haute toxicité est connue depuis l'Antiquité. L'analyse toxicologique a confirmé ce point : les chercheurs ont retrouvé dans les fèces et les cellules du foie des quantités significatives de deux composés ayant la signature de la digoxine et de la digitoxine, deux toxines des digitales. Selon l'étude, on est au-delà du seuil de toxicité uniquement avec les concentrations retrouvées au XXIe siècle, ce qui ne tient pas compte de toutes les molécules qui se sont dégradées au cours des sept siècles écoulés depuis la mort du seigneur véronais. Il est assez exceptionnel de découvrir, tant de temps après, les traces directes d'un empoisonnement.
Une dose massive de digitale provoque rapidement un arrêt du cœur. Une dose moyenne n'a pas les mêmes conséquences. Ainsi que l'écrit en 1904 le botaniste français Henri Coupin dans son traité intitulé Les plantes qui tuent, "l’anxiété et la douleur épigastrique sont poignantes, les nausées et les vomissements incoercibles, les vertiges s’accentuent, la peau se refroidit, il y a de l’affaissement, des hoquets", ce qui correspond bien aux symptômes décrits lors de la maladie fatale de Cangrande della Scala. La mort survient au bout de quelques jours. Les chercheurs italiens précisent que leurs analyses révèlent la présence de deux autres composants issus de plantes médicinales, l'armoise et la passiflore, ce qui tendrait à confirmer une tentative, bien inefficace, de soins.
L'équipe ne veut pas écarter la possibilité d'un empoisonnement accidentel mais elle le juge hautement improbable étant donné que la plante est depuis longtemps identifiée comme mortelle (même si, à petite dose, elle est efficace pour traiter certaines maladies du cœur). De plus, les empoisonnements sont une pratique assez courante au Moyen Age. Reste la partie "policière" de l'énigme, savoir qui a pu assassiner Cangrande della Scala. Certaines chroniques de l'époque rapportent que son médecin termina sa carrière suspendu à une potence... Quant aux commanditaires possibles, la liste est longue dans cette période de conflits, estiment les auteurs : "Les principaux suspects sont les Etats voisins, la République de Venise ou le duché de Milan, inquiets du nouveau pouvoir régional de Cangrande et de Vérone ; l'ambitieux neveu de Cangrande qui, à la mort de celui-ci, lui succéda à la tête de Vérone en association avec son frère Alberto, ne peut pas être totalement exclu comme instigateur" du meurtre. Ce qui aurait une saveur bien particulière quand on sait que, sur son lit de mort, Cangrande demanda que ses neveux prennent sa place et héritent de ses biens.
Pierre Barthélémy
Il est connu comme le protecteur de Dante, qui lui dédia son Paradis, mais Cangrande della Scala (1291-1329) restera avant tout dans l'histoire tel qu'il est représenté sur la photographie ci-dessus, comme un condottiere, un seigneur de la guerre. Dans l'interminable conflit entre guelfes (partisans de la papauté) et gibelins (partisans du Saint-Empire romain germanique) qui déchire l'Italie médiévale entre le XIIe et le XIVe siècle, l'homme va porter la ville de Vérone au sommet de sa puissance. Chef des gibelins dans l'Italie du nord, Cangrande della Scala conquiert plusieurs des cités voisines, comme Vicence, Padoue et, enfin, Trévise, en 1329. Après deux semaines de combats et de siège, il entre en vainqueur dans la ville annexée, le 18 juillet de cette année-là. Et, pris de vomissements, de maux de ventre et de diarrhée, il meurt à Trévise quatre jours plus tard !
A l'époque, on considéré son décès comme étant d'origine naturelle et on incrimine l'eau souillée d'une source à laquelle Cangrande della Scala a bu. Cependant, quelques années plus tard, certains chroniqueurs jettent le doute sur cette version des faits et émettent l'hypothèse d'un assassinat par empoisonnement. Une mort mystérieuse en pleine force de l'âge, une période trouble, des soupçons... Dans une série télévisée, les experts des cold cases choisiraient de rouvrir le dossier. Toute la difficulté, c'est que près de sept siècles se sont écoulés depuis la disparition du condottiere : l'affaire est plus que froide. Cet obstacle n'a pas arrêté une équipe italienne qui publie les résultats de son enquête dans le numéro daté de février du Journal of Archaeological Science.
Venus de différents domaines – la recherche sur les maladies anciennes, la biochimie, l'étude des pollens, la médecine légale, l'anthropologie, l'histoire –, ces chercheurs sont allés directement à la source du mystère, c'est-à-dire au corps de Cangrande della Scala. Ils ont donc ouvert le sarcophage de marbre du chef de guerre, situé dans l'église Santa Maria Antica de Vérone, pour y découvrir un cadavre plutôt en bon état (voir ci-dessous), naturellement momifié. Tout comme cela s'est fait pour les dépouilles de certains pharaons égyptiens, le corps a été autopsié et radiographié et les auteurs de l'étude ont également analysé des cheveux, des cellules du foie ainsi que des restes d'excréments prélevés dans le colon et le rectum.
L'examen des boyaux du grand homme a ainsi révélé du pollen de camomille – sans doute le signe que Cangrande della Scala a voulu soulager ses maux de ventre par une infusion – mais aussi, et peut-être même surtout, du pollen de... digitale, une fleur dont la haute toxicité est connue depuis l'Antiquité. L'analyse toxicologique a confirmé ce point : les chercheurs ont retrouvé dans les fèces et les cellules du foie des quantités significatives de deux composés ayant la signature de la digoxine et de la digitoxine, deux toxines des digitales. Selon l'étude, on est au-delà du seuil de toxicité uniquement avec les concentrations retrouvées au XXIe siècle, ce qui ne tient pas compte de toutes les molécules qui se sont dégradées au cours des sept siècles écoulés depuis la mort du seigneur véronais. Il est assez exceptionnel de découvrir, tant de temps après, les traces directes d'un empoisonnement.
Une dose massive de digitale provoque rapidement un arrêt du cœur. Une dose moyenne n'a pas les mêmes conséquences. Ainsi que l'écrit en 1904 le botaniste français Henri Coupin dans son traité intitulé Les plantes qui tuent, "l’anxiété et la douleur épigastrique sont poignantes, les nausées et les vomissements incoercibles, les vertiges s’accentuent, la peau se refroidit, il y a de l’affaissement, des hoquets", ce qui correspond bien aux symptômes décrits lors de la maladie fatale de Cangrande della Scala. La mort survient au bout de quelques jours. Les chercheurs italiens précisent que leurs analyses révèlent la présence de deux autres composants issus de plantes médicinales, l'armoise et la passiflore, ce qui tendrait à confirmer une tentative, bien inefficace, de soins.
L'équipe ne veut pas écarter la possibilité d'un empoisonnement accidentel mais elle le juge hautement improbable étant donné que la plante est depuis longtemps identifiée comme mortelle (même si, à petite dose, elle est efficace pour traiter certaines maladies du cœur). De plus, les empoisonnements sont une pratique assez courante au Moyen Age. Reste la partie "policière" de l'énigme, savoir qui a pu assassiner Cangrande della Scala. Certaines chroniques de l'époque rapportent que son médecin termina sa carrière suspendu à une potence... Quant aux commanditaires possibles, la liste est longue dans cette période de conflits, estiment les auteurs : "Les principaux suspects sont les Etats voisins, la République de Venise ou le duché de Milan, inquiets du nouveau pouvoir régional de Cangrande et de Vérone ; l'ambitieux neveu de Cangrande qui, à la mort de celui-ci, lui succéda à la tête de Vérone en association avec son frère Alberto, ne peut pas être totalement exclu comme instigateur" du meurtre. Ce qui aurait une saveur bien particulière quand on sait que, sur son lit de mort, Cangrande demanda que ses neveux prennent sa place et héritent de ses biens.
Pierre Barthélémy
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