Un peu avant Noël, en mettant un peu d’ordre dans ma bibliothèque, je tombais sur « La frontière du Nord. De la mer à la Meuse 843-945 »[1]. Un ouvrage qui peuplait mes rayonnages depuis plusieurs années sans que jamais je ne prenne le temps de le lire. Les fêtes de fin d’année m’en donnèrent l’occasion…
L’ouvrage est original car il aborde l’histoire de notre région sous l’angle de la frontière. C’est une étude où transparaît clairement le point de vue « français » sur dix siècles de conflits ainsi que le goût de l’auteur pour la chose militaire, les grandes batailles et les généraux de légende. Mais Marc Blancpain ne s’est pas contenté d’être un chroniqueur décrivant platement la succession de guerres sanglantes et les modifications de frontière. Il a su, et c’est son grand mérite, replacer ces conflits dans une perspective historique plus large et dans une analyse de l’évolution du concept même de frontière au cours des siècles. Une analyse dont j’ai voulu ici résumer sommairement les principales conclusions. Ce modeste article n’a aucunement la prétention de faire autorité sur le sujet, en le rédigeant j’ai simplement souhaité faire connaître au plus grand nombre cette réflexion qui m’a semblé digne d’intérêt pour celui ou celle qui cherche à comprendre l’histoire de ce territoire où ont vécu nos ancêtres...
I. L’EVOLUTION PROGRESSIVE DU CONCEPT DE FRONTIERE
L’ouvrage s’ouvre avec une citation de Roger Dion[2]: « dans toutes les parties du vieux monde où vivent, depuis la Préhistoire, des sociétés d’agricultures sédentaires, les frontières, avant d’être ces lignes conventionnelles, que les topographes modernes savent tracer avec précision, furent des zones plus ou moins larges qui avaient ce caractère commun d’être incultes et à peu près vides d’hommes ». Cet état de fait se prolongera jusqu’à l’époque carolingienne et même au-delà.
Cette citation souligne combien la moindre densité démographique donnait une toute autre signification au concept de « frontière ». Il s’agissait à l’époque d’espaces qui non seulement ne permettaient pas à une troupe d’envahisseurs de trouver des ressources pour subsister et poursuivre, mais ralentissaient sa marche, l’égaraient même parfois.
Les réalités naturelles et démographiques influençaient ainsi la frontière mais il faut également noter que les différents souverains ne tenaient pas à préciser exactement le tracé des territoires où s’exerçait leur autorité : cette précision aurait eu alors pour effet de mettre des barrières à leurs ambitions alors que le flou leur permettait d’accroître subrepticement ce même territoire ! Quant aux grands vassaux des confins, cette situation leur donnait la possibilité de se tailler des fiefs au détriment de leurs suzerains.
Durant tout le Moyen Âge, et jusqu’au XVIIIe siècle, les Etats étaient voués au morcellement avec des cités et territoires possédés par l’un et enclavés chez l’autre, et vice versa. Cette pratique pouvait avoir des visées offensives, une pose de jalons militaires à partir desquels les troupes pourraient lancer des opérations, ou défensives pour retarder et empêcher une invasion du royaume.
Ce vieux système des « enclaves » et « exclaves » ne commencera à disparaître définitivement qu’avec les traités de Nimègue et Courtrai en 1678-1679. La disparition se fait par échanges de territoires, car les souverains se sentaient autorisés à traiter terres et habitants comme des propriétaires fonciers qui procèdent d’un commun accord à des remembrements, mais aussi en appliquant des régimes douaniers dissuasifs qui rendent l’existence de ces enclaves économiquement inintéressantes.
Le traité de Nimègue, comme le précise Nelly Girard d’Albissin dans sa thèse[3], marquera une évolution, et la généralisation de la philosophie selon laquelle il est nécessaire d’avoir des frontières nettement délimitées séparant des territoires homogènes, non seulement dans un but de sûreté militaire, mais aussi pour éviter les querelles de délimitation, assurer les communications et permettre au commerce de se développer. Nimègue (10 août 1678) et Courtrai (décembre 1679) peuvent donc être considérés comme les premiers traités des temps modernes, ceux qui entérinent l’évolution du concept de frontière.
Soixante-dix ans plus tard, épuisés par les conflits déclenchés par la succession d’Autriche, les pays européens souhaitaient une « conférence des limites » pour « faire cesser tous les sujets de discussion qui subsistent depuis longtemps ». Quinze ans de travaux plus ou moins fructueux aboutirent à la convention de 1769 qui voulait supprimer absolument toutes les places litigieuses avec l’Autriche. Pour Nelly Girard d’Albissin, « toutes les terres en débat dont les gouvernements avaient connaissance ont vu leur sort fixé d’une façon définitive ». Le travail empirique de Nimègue aboutissait en 1769 à une définition nouvelle et rationnelle du concept de frontière. On procéda méthodiquement et avec une attention inédite pour les détails. Tout, non seulement l’échange des enclaves, mais aussi les possibilités de navigation sur les rivières et de circulation sur les chemins, fut sérieusement examiné et réglé.
L’évolution du concept de frontière avait finalement trouvé une traduction juridique confirmée, renforcée et quasiment « sacralisée » par la suite avec la Révolution française. La zone frontière laissait pour de bon la place à une ligne de démarcation continue, une frontière linéaire précisément repérée, la projection sur le sol d’une entité homogène qui interdit « le viol de son territoire ». C’est toujours cette vision des choses qui est à l’œuvre à l’heure actuelle.
II. UNE LUTTE PERPETUELLE ET OPINIATRE POUR REPOUSSER LES FRONTIERES DU NORD
Dans nos régions, des bords de l’Ardenne à la Mer du Nord et à la Manche, la frontière est fragile… Des bouches du Rhin aux rives de la Seine, entre la mer et la Meuse, c’est un pays de plaines et de coteaux où aucune barrière naturelle véritablement difficile à emporter ne s’oppose à la marche de conquérants venus de l’est ou du nord. Aussi est-ce sur ces terres que s’affronteront pendant des siècles les peuples germaniques et les populations romanisées : aucun des deux groupes n’acceptera vraiment de tenir pour définitives les limites de leurs possessions, ni même à les aligner vaille que vaille sur la frontière linguistique.
L’origine lointaine de ces conflits de frontière est à rechercher dans le travail préparatoire du traité de Verdun mené à Metz le 1er octobre 842 pour le partage de l’Empire de Charlemagne : lors de ces travaux, les négociateurs n’eurent alors souci ni des ethnies, ni des langues, ni des habitudes ou des cultures des peuples. Pas le moindre souci non plus d’examiner comment chacun des Etats trouverait dans l’avenir des défenses naturelles qui lui permettraient de s’opposer aux ambitions et aux appétits de son ou de ses voisins.
Les « limites de principe » qui avaient été mises en place furent rapidement et constamment transgressées. Les Capétiens, puis ensuite les Valois et les Bourbons, s’employèrent par nécessité non seulement à regagner partout les limites de principe du traité de Verdun, mais à les repousser pour en faire des « limites de sécurité », éloignées le plus possible du cœur du royaume et sur lesquelles pourraient s’appuyer des ouvrages militaires de défense comme d’offensive. A l’appui de leurs ambitions, ils firent valoir des arguments notamment historiques sur les « frontières naturelles de la Gaule » de César (du Rhin aux Alpes) qui seront repris au moment de la Révolution française et au XIXe. Parfois aussi ils utilisèrent l’argument linguistique (regrouper sous une même autorité les populations de langue française) mais pas au nord du royaume où la frontière politique et militaire fut toujours loin d’épouser la frontière linguistique…
Montesquieu précisait déjà dans l’Esprit des Lois que « la capitale se trouvait plus près des différentes frontières justement à proportion de leur faiblesse ». Les souverains du Moyen Âge en avaient déjà la conscience mais leurs efforts pour étendre les frontières au nord du pays n’avaient pas été couronnés de succès, en raison d’oppositions solides, d’autres priorités encore plus pressantes (Guerre de cent ans) ou d’erreurs stratégiques et politiques que nous examinerons plus loin. Mais le XVIIe siècle marquera un tournant : rassuré sur les autres « fronts », le royaume se préoccupe à nouveau de sa frontière au nord du pays. Louis XIII et Richelieu furent hantés par la nécessité d’éloigner cette frontière et à défaut de la verrouiller solidement. C’est ainsi que l’attention de Richelieu se portait principalement sur les Pays Bas et les affaires espagnoles. Mais plutôt que d’annexions de grande ampleur, il se serait contenté volontiers de s’approprier une série de places en Artois, Flandre et Hainaut pour protéger à bonne distance la capitale, et avec le reste des territoires faire un Etat libre, tampon entre la République hollandaise et la France.
Mazarin, pour sa part, estimait que la possession de la Flandre, du Hainaut, du Brabant et de Liège placeraient Paris au centre de la France, donnant ainsi au royaume « sa forme parfaite ». Il écrit ainsi en 1646 que « l’acquisition des Pays Bas espagnols formerait à la ville de Paris un boulevard inexpugnable et ce serait alors véritablement que l’on pourrait l’appeler le cœur de la France… »
Vauban, de son côté, souhaitait que l’on fasse « un pré carré » du royaume de France. Il écrit à Louvois, secrétaire d’Etat à la Guerre de Louis XIV, le 4 octobre 1675 : « Sérieusement, Monseigneur le Roy devrait un peu songer à faire son « pré carré ». Cette confusion de places amies et ennemies, peslemêlées les unes parmi les autres ne me plaît point. Vous êtes obligé d’en entretenir trois pour une. Vos peuples en sont tourmentés, vos dépenses de beaucoup augmentées et vos forces de beaucoup diminuées… Si vous m’en croyez Monseigneur, preschez toujours la quadrature, non pas du cercle, mais du pré ; c’est une belle et bonne chose que de pouvoir tenir son fait des deux mains ». Ses vues rejoignaient celles de Louis XIV qui souhaitait clairement élargir ses frontières qu’il estimait « trop resserrées » en direction du nord.
Cependant, à l’époque de Louis XIII et Louis XIV, la frontière n’est pas une ligne mais, comme nous l’avons vu précédemment, toujours un espace plus ou moins large que prolongent des enclaves en territoire véritablement étranger et dans lequel l’étranger possède lui aussi des étendues territoriales et des enclaves. Les frontières du royaume sont des « marches profondes qui ressemblent à une mer semée d’îles, îles qui, dans la pensée du Roi, sont les bases avancées des futures conquêtes ». Marc Blancpain peut aussi écrire que sous Louis XIII et Louis XIV « le désir de la France de se ménager des entrées dans les pays voisins était devenu une sorte de lieu commun de la diplomatie ».
Pourtant, après le traité de Nimègue de 1678, à quelques détails près et en dépit du passage à une délimitation fixe, tracée et bornée, la frontière du nord de la France n’évoluera plus en dépit des terribles conflits des trois siècles suivants. Nous aurons simplement l’épisode du traité de Ratisbonne en août 1684, après une nouvelle série de conquêtes françaises qui avait une nouvelle fois rectifié la frontière nord. Nelly Girard d’Albissin précise à propos de cet accord de Ratisbonne : « C’était une très belle frontière, la plus belle que le royaume ait jamais eue de ce côté ». A partir de ce « pic », la frontière sera plusieurs fois rectifiée, mais toujours aux dépens de la France.
III. LA FRONTIERE DU NORD : VICTIME DES ERREMENTS ROYAUX
C’est sous Philippe Auguste que la première « profondeur » de la frontière est acquise, avec une série de villes sentinelles (Tournai, Montreuil, Aire, Thérouanne) et la barrière naturelle de la Somme.
Mais un siècle plus tard, après les interminables et sanglants conflits entre les communes flamandes et Philippe le Bel, la frontière est toujours aussi proche de Paris et le royaume à la fleur de lys s’est aliéné les populations locales pour longtemps...
La France cherchait par tous les moyens à contrôler cette riche Flandre qui se trouvait à ses portes. Le mariage en 1369 de Marguerite de Flandre (fille du comte Louis de Male) à Philippe de Bourgogne, frère du Roi Charles V qui avait poussé à cette union, eut de terribles conséquences. Jacques Bainville écrit ainsi à ce sujet : « les hommes habiles ne pouvaient tout calculer… Un des grands enseignements de l’Histoire c’est que des mesures bonnes, judicieuses à un moment donné et que les gouvernements ont été félicités d’avoir prises, produisent parfois des circonstances aussi funestes qu’imprévues ». « Loin d’assimiler la Flandre, la Bourgogne fut aspirée par elle » précise Marc Blancpain. Le développement de l’ « Etat bourguignon » marquera l’échec des efforts de la France en direction des contrées du nord. Echec également patent en ce qui concerne la sympathie des populations locales envers le royaume. Un prisonnier répondit ainsi à Charles V qui voulait le gracier : « quand bien même tous les Flamands seraient morts, nos os se lèveraient et s’assembleraient contre les Français » .
1491 marqua ensuite le premier d’une longue série d’évènements qui dénotèrent le désintérêt croissant de la royauté française pour la frange nord de son territoire, désintérêt que l’on est en droit de juger bien cruellement a posteriori au regard de l’importance économique et stratégique acquise par la Flandre au XVIe siècle. En 1482, le traité d’Arras avait promis à Charles VIII Roi de France, la jeune Marguerite, fille de Maximilien et de Marie de Bourgogne, qui aurait apporté en dot au royaume de France l’Auxerrois, le Mâconnais, la Franche Comté et le comté d’Artois. Mais en 1491, la régente -dame de Beaujeu- préféra faire annuler ce mariage, qui n’avait pas été consommé, et faire épouser au jeune roi Anne, héritière du duché de Bretagne. Humiliée, Marguerite retourna aux Pays Bas, garda sa dot et épousa en 1497 l’infant d’Espagne, don Juan. Les alliances diplomatiques avaient tourné et la France devait par la suite se mordre les doigts d’avoir favorisé l’émergence d’un nouveau géant politique, militaire et économique à ses frontières…
Puis, ce fut le tour de la « chimère italienne » de Louis XII et François Ier qui détournèrent les deux souverains du soin de leurs intérêts les plus pressants et naturels. Fait prisonnier lors de la bataille de Pavie le 24 février 1525, François Ier, pour être libéré, devra ainsi renoncer à sa suzeraineté sur la Flandre et l’Artois, à ses droits sur Arras, le Tournaisis, Saint Amand, Mortagne, la châtellenie de Lille, Douai, Orchies, la ville et le baillage de Hesdin…
Si à partir de Louis XIII, et surtout Louis XIV, la frontière nord du royaume redevient une priorité, comme nous l’avons vu précédemment, le traitement des populations locales s’inscrit dans la droite ligne de ce qui était pratiqué depuis Philippe Auguste et surtout Philippe le Bel. Louvois, Secrétaire d’Etat à la Guerre de Louis XIV, désire ainsi « choquer les Flamands afin de les étourdir d’abord et de ne leur laisser aucune ombre de liberté ni nulle espérance de traitement favorable ». Gagner les cœurs n’est pas encore à l’ordre du jour…
Mais au-delà des erreurs politiques et militaires, la frontière nord est aussi victime de revers diplomatiques inattendus. Deux exemples : un copiste français omit de faire figurer dans la première rédaction du traité de Nimègue le duché de Beaumont, crucial cependant pour assurer la défense de la trouée de l’Oise. Les Espagnols et Hollandais refusèrent de réviser la clause fautive et Louis XIV céda. Un recul qui aura dans le futur des conséquences néfastes car la trouée de l’Oise a toujours été le chemin le plus aisé pour envahir la France. Même recul de Louis XV à la paix d’Aix la Chapelle le 20 octobre 1748. Le roi de France, écrit Voltaire, « ne voulut rien pour lui mais fît tout pour ses alliés ». A quoi aurait servi « de se faire donner deux ou trois villes de Flandre qui auraient été un éternel objet de jalousie ? » Louis XV restitua donc toutes les conquêtes de ses armées aux Pays Bas, en Hollande, sur le Rhin ainsi qu’en Savoie, et « bête comme la paix » devint une injure à la mode.
Par la suite, les acquis de la Révolution puis du Premier Empire furent réduits à néant par le traité de Paris du 30 novembre 1815. En dehors du poids et du coût de l’occupation, « la France perdait ces villes du nord-est qu’on avait si longtemps tenues pour les sentinelles indispensables à la sécurité du royaume ».
Au contraire de l’est de la France où la frontière est restée fortement tributaire du passé, la frontière du nord a été créée presque de toutes pièces par des conventions et accords, mais après avoir été sans cesse disputée, redistribuée, modelée par les guerres. La frontière de Nimègue, qui ne bougera quasiment plus jusqu’à nos jours, était le fruit de quasiment dix siècles de combats. Mais si durement acquise qu’elle était, elle restait bien fragile et proche de Paris comme la France s’en rendra compte avec la Guerre de 1870 et surtout au XXe siècle…
[1] Marc Blancpain, « La frontière du Nord. De la mer à la Meuse 843-1945 ». Paris, Perrin. 1990
[2] Roger Dion « Les frontières de la France ». Paris, Hachette. 1947
[3] Nelly Girard d’Albissin, « Genèse de la frontière franco-belge : les variations des limites septentrionales de la France de 1659 à 1789 ». Paris, Picard. 1970
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire