Archéologue: risques et périls d'un métier de rêve
LE MONDE | • Mis à jour le | Par Hervé Morin
La formule résume à elle seule l'évolution du métier d'archéologue : "La pelle mécanique ne supprime pas la brosse à dents !" A travers cette remarque, Pascal Depaepe, directeur scientifique et technique de l'Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), condense le quotidien d'un métier qui fait rêver, mais qui a aussi ses revers. Etre archéologue aujourd'hui, c'est travailler avec des engins qu'on imagine plutôt sur les chantiers du BTP. Cette mécanisation a révolutionné la profession, afin d'accroître le rendement et de limiter la pénibilité liée à une réalité intangible : pour faire revivre le passé, il faut creuser le sol, y trouver des vestiges - ossements, mobilier, pollens, traces de construction, d'activités humaines... Mais cette part du travail, même allégée par les machines, ne peut faire l'économie de la brouette, de la pelle, de la pioche, de la truelle, des outils de dentiste, maniés à même la terre, par tous les temps et dans toutes les positions, si inconfortables fussent-elles.
"L'archéologie est une activité à la fois intellectuelle et physique. Ce n'est pas le métier aventureux pratiqué par Indiana Jones dans Les Aventuriers de l'Arche perdue ", note Pascal Depaepe. Bien sûr, c'est toujours avec émotion que l'on voit une pièce encore non identifiée émerger de terre. Un simple éclat d'os ou de silex aura peut-être autant de valeur scientifique qu'une pièce d'orfèvrerie en or ou un élément de vaisselle délicat. Mais pour ces instants de découverte, quand tout s'accélère, combien d'heures et de jours moins exaltants, où le corps est soumis à la rudesse de la météo ?
Les Journées nationales de l'archéologie, organisées dans toute la France du 7 au 9 juin, permettront au grand public de découvrir plus concrètement, à travers une multitude de visites de sites, la communauté des archéologues et la diversité de leurs pratiques. L'innovation majeure a été la création en 2001 de l'Inrap, chargé de faire des diagnostics préalables à des aménagements, afin de déterminer si le site mérite une fouille approfondie. Avec ses 1 580 agents scientifiques et techniques et les 700 à 800 intervenants en CDD oeuvrant sur 1 500 diagnostics et 250 fouilles par an, c'est le principal acteur du secteur. Avec la mise en concurrence pour la réalisation de ces fouilles de sauvegarde, des sociétés privées se sont aussi constituées. Cette archéologie préventive est marquée par une contrainte de productivité : fouiller vite pour ne pas trop retarder les travaux, beaucoup d'élus considérant l'archéologie comme un frein au développement.
UNE PROFESSIONNALISATION PROGRESSIVE
La communauté archéologique compte aussi des chercheurs académiques, au sein du CNRS (environ 900 personnes), de divers organismes (muséums) et de collectivités locales. Leurs fouilles sont dites "programmées". Les contraintes de temps sont alors beaucoup plus lâches, et les campagnes s'appuient aussi sur des étudiants et des bénévoles, pour de courtes périodes. Si cette tradition de bénévolat et l'amateurisme, sous la houlette d'érudits (curés, instituteurs) ou d'acteurs académiques, ont constitué le socle de l'archéologie jusque dans les années 1970, le secteur est donc aujourd'hui largement professionnalisé. Et, comme bien des métiers moins médiatiques, il doit composer avec des risques et une pénibilité souvent occultés par le prestige des découvertes qui y sont associées.
"Cette prise de conscience des risques s'est faite à partir du moment où les archéologues se sont mis à fouiller eux-mêmes", rappelle Pascal Depaepe. A rebours d'une "vieille tradition anglo-saxonne, aux relents colonialistes, consistant à employer une vaste main-d'oeuvre locale et bon marché", comme on le voit en Egypte ou ailleurs. Avec l'archéologie préventive, confrontée au milieu du BTP, lui-même fortement encadré, "il devenait difficile de s'exonérer des règles communes de sécurité et d'hygiène", note le chercheur.
Un accident survenu le 26 août 1993 à Hénin-sur-Cojeul (Pas-de-Calais), sur un chantier du conseil général, a aussi beaucoup marqué les esprits : deux étudiants bénévoles étaient morts ensevelis dans une profonde tranchée. En 1958, José Emperaire, un américaniste du Musée de l'homme, avait péri dans des circonstances comparables au cours d'une fouille en Patagonie. Jean Guilaine, professeur émérite au Collège de France, raconte aussi son soulagement à la fin d'une fouille dans un abri sous roche dont régulièrement des fragments dégringolaient du plafond... Mais sa plus grande frayeur remonte aux années 1980, lors de l'étude stratigraphique d'une coupe de quatre à cinq mètres de haut, près de Narbonne : "C'était un milieu tourbeux, lié à un ancien étang. Il y a eu un effondrement sous lequel un collègue palynologue [spécialiste des pollens] a été enseveli. Heureusement, le conducteur de l'engin a eu la présence d'esprit de le remonter dans le godet de sa machine !"
Ces accidents et quelques autres, moins dramatiques, ont alimenté la réflexion sur la sécurité, mais les mentalités n'ont pas changé du jour au lendemain. "Il y a par exemple une solide tradition de la fouille au pied nu, réputée ne pas abîmer le sol, qui était valorisée par l'icône Leroy-Gourhan", regrette Pascal Depaepe. La prévention sur le terrain, contraignante, n'est pas toujours bien vécue. Virginie Rocher, ingénieur sécurité à l'Inrap, l'exprime en diplomate accomplie : "L'archéologue n'est pas réfractaire à la sécurité, mais il est parfois focalisé sur son objectif scientifique, passionné au point d'occulter le reste." Elle note que les jeunes archéologues sont assez attentifs aux conditions de travail, "mais sur le geste même, ils vont peut-être s'abîmer plus vite", faute d'expérience antérieure du terrain.
Aujourd'hui à l'Inrap, les tranchées sont creusées dans le strict respect de règles de talutage pour éviter les effondrements. Ces précautions conduisent à sculpter le paysage, avec la formation d'impressionnantes pyramides à degré "en creux". Dans le Nord, où l'épaisseur du loess déposé lors des dernières glaciations peut approcher quinze mètres, des techniques spécifiques ont été mises au point pour lire dans les tranchées les périodes d'occupation. "Des cages sécurisées ont d'abord été utilisées, puis des balcons métalliques qui prennent appui autour de la zone creusée", explique Marc Talon (Inrap), responsable des fouilles sur l'immense projet du canal Seine-Nord - 2 500 ha de diagnostics archéologiques - aujourd'hui en suspens.
RISQUE PYROTECHNIQUE
Cette région est connue pour le risque pyrotechnique, lié aux armes de la première guerre mondiale. "Nous avons refusé de fouiller certains tronçons du projet de canal", rappelle Marc Talon, qui dénombre 140 interventions de la sécurité civile et 7 tonnes de munitions exhumées. Côté polluants, outre les gaz de combat, certains sites industriels sont redoutés : "A Amiens, une pollution au benzène nous a conduits à abandonner le chantier", rappelle Pascal Depaepe. Et dans les zones agricoles, les agents se retrouvent parfois douchés par des pulvérisations de pesticides...
Au CNRS, la question des risques est davantage prise en compte depuis la fin de la dernière décennie. "Une centaine d'archéologues ont suivi quatre sessions de formation de deux à trois jours, sur divers risques - sanitaires, géopolitiques, juridiques, de chantier...", souligne Yves Fenech, coordinateur national de prévention et de sécurité de l'organisme. Plus aucun ordre de mission n'est accordé, notamment à l'étranger, sans une évaluation de ces risques et des moyens de prévention. Les archéologues ne sont pas les seuls chercheurs concernés, mais "ils sont demandeurs, confirme Frédérique Rosenfeld, médecin de prévention au Muséum national d'histoire naturelle. Notamment sur le secourisme en milieu isolé".
Jean Guilaine souligne d'autres aléas, de nature plus politique : celui de l'enlèvement, dans des pays théâtres de conflits ou de guerres civiles. Il évoque ainsi l'ethnologue et archéologue Françoise Claustre, prise en otage entre avril 1974 et janvier 1977 dans le Tibesti, au Tchad. "Actuellement, les fouilles en Syrie, en Irak, en Afghanistan, c'est fini, regrette-t-il, notant en revanche qu'en Iran, cela a repris." Ces risques géopolitiques font l'objet d'un suivi particulier du fonctionnaire de défense placé auprès du CNRS, en lien avec le ministère des affaires étrangères. Le pillage des sites archéologiques prend aussi parfois à l'étranger des allures de grand banditisme : au Guatemala, une équipe française menacée par des pillards surarmés a ainsi dû être secourue dans la jungle par des troupes aéroportées...
Mais en France, l'ennemi principal reste la pénibilité. Aujourd'hui, les personnels portent des vêtements fluo rembourrés adaptés aux conditions météo, des chaussures ou des bottes renforcées, ils sont dotés de casques... "On dirait des scaphandriers", plaisante Jean Guilaine, qui reconnaît que toutes ces précautions ont du bon. Certes, note-t-il, "on a tous souffert d'arthrose. Mais je ne faisais du terrain que trois mois par an". Il est inquiet pour les générations actuelles, en particulier à l'Inrap, où "il y a un rendement à respecter". "A 50 ans, que va-t-on faire de ces gens-là, qui vont être transformés par le travail de chantier ?", s'interroge-t-il.
"Nous tirons la sonnette d'alarme depuis une vingtaine d'années, rappelle Pierre Pouenat, représentant CGT culture à l'Inrap. Sur les douze critères de pénibilité définis par un décret de 2011, le métier d'archéologue en présente huit : manutention et port de charges lourdes, contraintes posturales, exposition à des produits chimiques, poussières et fumées, températures extrêmes, bruits intenses, longs déplacements, gestes répétitifs."
DIVERSIFICATION DES TÂCHES
Pour prévenir l'inaptitude, une réflexion est menée depuis 2009 à l'Inrap sur la diversification des tâches, avec une règle dite du 75/25, qui vise à réserver 25 % du temps de travail hors du terrain : lavage du mobilier dégagé, préparation des rapports de fouille... Valérie Pétillon-Boisselier, directrice des relations humaines de l'établissement, reconnaît "qu'il faut continuer à réfléchir aux autres tâches hors terrain, d'autant que l'Inrap est confronté à un vieillissement de sa population". Entre dix et quinze agents ont été reconnus comme totalement inaptes par la médecine du travail. La question de la prévention de l'inaptitude est centrale dans le contrat de performance de l'établissement conclu avec l'Etat, et reste en cours de négociation avec les représentants du personnel.
Pierre Pouenat redoute que la situation ne soit encore plus critique chez les opérateurs privés : "Quand certains archéologues en CDD ne seront physiquement plus aptes, ils ne seront plus engagés : il va y avoir une casse sociale très problématique." Au sein de l'Inrap, si le partage du temps 75/25 lui semble une bonne idée, il note que même hors du terrain, le travail peut se révéler répétitif et propre à induire des troubles muscolo-squelettiques (TMS) : le lavage du mobilier pour extraire quelques pièces exploitables nécessite de tamiser des masses importantes de sédiments.
"On pourrait inverser la proportion", lâche un agent du centre Inrap de Croix-Moligneaux (Somme), visiblement lassé par des mois de travail posté - même s'il permet d'examiner à l'abri des objets extraits en bloc du sol, comme des sépultures. "Le travail de terrain ouvre droit à diverses primes, comme celles liées au repas, qui comptent dans le budget de certains agents", indique Marc Talon. "Cette question des primes de terrain (15,25 euros par repas) ne doit pas devenir un prétexte de l'employeur pour ne pas avancer sur cette diversification des tâches, qui n'en est qu'à ses balbutiements", prévient Pierre Pouenat.
Mais pour Jean-Pierre Brun (CNRS-Collège de France), le risque principal tient au décalage croissant entre les capacités d'analyse du passé, qui n'ont jamais été aussi fines et diversifiées, et le partage du temps 75/25 qui rend "illusoire" de les mettre pleinement en oeuvre en archéologie préventive. Ce décalage entre temps de la fouille et de la recherche peut induire une "usure psychologique", constate-t-il. Pour autant, par rapport aux années 1970-1980 où les vestiges archéologiques étaient sacrifiés sur l'autel de l'aménagement, les archéologues peuvent aujourd'hui exhumer les archives du passé et les conserver. "Et cela, c'est un progrès énorme !"
"L'archéologie est une activité à la fois intellectuelle et physique. Ce n'est pas le métier aventureux pratiqué par Indiana Jones dans Les Aventuriers de l'Arche perdue ", note Pascal Depaepe. Bien sûr, c'est toujours avec émotion que l'on voit une pièce encore non identifiée émerger de terre. Un simple éclat d'os ou de silex aura peut-être autant de valeur scientifique qu'une pièce d'orfèvrerie en or ou un élément de vaisselle délicat. Mais pour ces instants de découverte, quand tout s'accélère, combien d'heures et de jours moins exaltants, où le corps est soumis à la rudesse de la météo ?
Les Journées nationales de l'archéologie, organisées dans toute la France du 7 au 9 juin, permettront au grand public de découvrir plus concrètement, à travers une multitude de visites de sites, la communauté des archéologues et la diversité de leurs pratiques. L'innovation majeure a été la création en 2001 de l'Inrap, chargé de faire des diagnostics préalables à des aménagements, afin de déterminer si le site mérite une fouille approfondie. Avec ses 1 580 agents scientifiques et techniques et les 700 à 800 intervenants en CDD oeuvrant sur 1 500 diagnostics et 250 fouilles par an, c'est le principal acteur du secteur. Avec la mise en concurrence pour la réalisation de ces fouilles de sauvegarde, des sociétés privées se sont aussi constituées. Cette archéologie préventive est marquée par une contrainte de productivité : fouiller vite pour ne pas trop retarder les travaux, beaucoup d'élus considérant l'archéologie comme un frein au développement.
UNE PROFESSIONNALISATION PROGRESSIVE
La communauté archéologique compte aussi des chercheurs académiques, au sein du CNRS (environ 900 personnes), de divers organismes (muséums) et de collectivités locales. Leurs fouilles sont dites "programmées". Les contraintes de temps sont alors beaucoup plus lâches, et les campagnes s'appuient aussi sur des étudiants et des bénévoles, pour de courtes périodes. Si cette tradition de bénévolat et l'amateurisme, sous la houlette d'érudits (curés, instituteurs) ou d'acteurs académiques, ont constitué le socle de l'archéologie jusque dans les années 1970, le secteur est donc aujourd'hui largement professionnalisé. Et, comme bien des métiers moins médiatiques, il doit composer avec des risques et une pénibilité souvent occultés par le prestige des découvertes qui y sont associées.
"Cette prise de conscience des risques s'est faite à partir du moment où les archéologues se sont mis à fouiller eux-mêmes", rappelle Pascal Depaepe. A rebours d'une "vieille tradition anglo-saxonne, aux relents colonialistes, consistant à employer une vaste main-d'oeuvre locale et bon marché", comme on le voit en Egypte ou ailleurs. Avec l'archéologie préventive, confrontée au milieu du BTP, lui-même fortement encadré, "il devenait difficile de s'exonérer des règles communes de sécurité et d'hygiène", note le chercheur.
Un accident survenu le 26 août 1993 à Hénin-sur-Cojeul (Pas-de-Calais), sur un chantier du conseil général, a aussi beaucoup marqué les esprits : deux étudiants bénévoles étaient morts ensevelis dans une profonde tranchée. En 1958, José Emperaire, un américaniste du Musée de l'homme, avait péri dans des circonstances comparables au cours d'une fouille en Patagonie. Jean Guilaine, professeur émérite au Collège de France, raconte aussi son soulagement à la fin d'une fouille dans un abri sous roche dont régulièrement des fragments dégringolaient du plafond... Mais sa plus grande frayeur remonte aux années 1980, lors de l'étude stratigraphique d'une coupe de quatre à cinq mètres de haut, près de Narbonne : "C'était un milieu tourbeux, lié à un ancien étang. Il y a eu un effondrement sous lequel un collègue palynologue [spécialiste des pollens] a été enseveli. Heureusement, le conducteur de l'engin a eu la présence d'esprit de le remonter dans le godet de sa machine !"
Ces accidents et quelques autres, moins dramatiques, ont alimenté la réflexion sur la sécurité, mais les mentalités n'ont pas changé du jour au lendemain. "Il y a par exemple une solide tradition de la fouille au pied nu, réputée ne pas abîmer le sol, qui était valorisée par l'icône Leroy-Gourhan", regrette Pascal Depaepe. La prévention sur le terrain, contraignante, n'est pas toujours bien vécue. Virginie Rocher, ingénieur sécurité à l'Inrap, l'exprime en diplomate accomplie : "L'archéologue n'est pas réfractaire à la sécurité, mais il est parfois focalisé sur son objectif scientifique, passionné au point d'occulter le reste." Elle note que les jeunes archéologues sont assez attentifs aux conditions de travail, "mais sur le geste même, ils vont peut-être s'abîmer plus vite", faute d'expérience antérieure du terrain.
Aujourd'hui à l'Inrap, les tranchées sont creusées dans le strict respect de règles de talutage pour éviter les effondrements. Ces précautions conduisent à sculpter le paysage, avec la formation d'impressionnantes pyramides à degré "en creux". Dans le Nord, où l'épaisseur du loess déposé lors des dernières glaciations peut approcher quinze mètres, des techniques spécifiques ont été mises au point pour lire dans les tranchées les périodes d'occupation. "Des cages sécurisées ont d'abord été utilisées, puis des balcons métalliques qui prennent appui autour de la zone creusée", explique Marc Talon (Inrap), responsable des fouilles sur l'immense projet du canal Seine-Nord - 2 500 ha de diagnostics archéologiques - aujourd'hui en suspens.
RISQUE PYROTECHNIQUE
Cette région est connue pour le risque pyrotechnique, lié aux armes de la première guerre mondiale. "Nous avons refusé de fouiller certains tronçons du projet de canal", rappelle Marc Talon, qui dénombre 140 interventions de la sécurité civile et 7 tonnes de munitions exhumées. Côté polluants, outre les gaz de combat, certains sites industriels sont redoutés : "A Amiens, une pollution au benzène nous a conduits à abandonner le chantier", rappelle Pascal Depaepe. Et dans les zones agricoles, les agents se retrouvent parfois douchés par des pulvérisations de pesticides...
Au CNRS, la question des risques est davantage prise en compte depuis la fin de la dernière décennie. "Une centaine d'archéologues ont suivi quatre sessions de formation de deux à trois jours, sur divers risques - sanitaires, géopolitiques, juridiques, de chantier...", souligne Yves Fenech, coordinateur national de prévention et de sécurité de l'organisme. Plus aucun ordre de mission n'est accordé, notamment à l'étranger, sans une évaluation de ces risques et des moyens de prévention. Les archéologues ne sont pas les seuls chercheurs concernés, mais "ils sont demandeurs, confirme Frédérique Rosenfeld, médecin de prévention au Muséum national d'histoire naturelle. Notamment sur le secourisme en milieu isolé".
Jean Guilaine souligne d'autres aléas, de nature plus politique : celui de l'enlèvement, dans des pays théâtres de conflits ou de guerres civiles. Il évoque ainsi l'ethnologue et archéologue Françoise Claustre, prise en otage entre avril 1974 et janvier 1977 dans le Tibesti, au Tchad. "Actuellement, les fouilles en Syrie, en Irak, en Afghanistan, c'est fini, regrette-t-il, notant en revanche qu'en Iran, cela a repris." Ces risques géopolitiques font l'objet d'un suivi particulier du fonctionnaire de défense placé auprès du CNRS, en lien avec le ministère des affaires étrangères. Le pillage des sites archéologiques prend aussi parfois à l'étranger des allures de grand banditisme : au Guatemala, une équipe française menacée par des pillards surarmés a ainsi dû être secourue dans la jungle par des troupes aéroportées...
Mais en France, l'ennemi principal reste la pénibilité. Aujourd'hui, les personnels portent des vêtements fluo rembourrés adaptés aux conditions météo, des chaussures ou des bottes renforcées, ils sont dotés de casques... "On dirait des scaphandriers", plaisante Jean Guilaine, qui reconnaît que toutes ces précautions ont du bon. Certes, note-t-il, "on a tous souffert d'arthrose. Mais je ne faisais du terrain que trois mois par an". Il est inquiet pour les générations actuelles, en particulier à l'Inrap, où "il y a un rendement à respecter". "A 50 ans, que va-t-on faire de ces gens-là, qui vont être transformés par le travail de chantier ?", s'interroge-t-il.
"Nous tirons la sonnette d'alarme depuis une vingtaine d'années, rappelle Pierre Pouenat, représentant CGT culture à l'Inrap. Sur les douze critères de pénibilité définis par un décret de 2011, le métier d'archéologue en présente huit : manutention et port de charges lourdes, contraintes posturales, exposition à des produits chimiques, poussières et fumées, températures extrêmes, bruits intenses, longs déplacements, gestes répétitifs."
DIVERSIFICATION DES TÂCHES
Pour prévenir l'inaptitude, une réflexion est menée depuis 2009 à l'Inrap sur la diversification des tâches, avec une règle dite du 75/25, qui vise à réserver 25 % du temps de travail hors du terrain : lavage du mobilier dégagé, préparation des rapports de fouille... Valérie Pétillon-Boisselier, directrice des relations humaines de l'établissement, reconnaît "qu'il faut continuer à réfléchir aux autres tâches hors terrain, d'autant que l'Inrap est confronté à un vieillissement de sa population". Entre dix et quinze agents ont été reconnus comme totalement inaptes par la médecine du travail. La question de la prévention de l'inaptitude est centrale dans le contrat de performance de l'établissement conclu avec l'Etat, et reste en cours de négociation avec les représentants du personnel.
Pierre Pouenat redoute que la situation ne soit encore plus critique chez les opérateurs privés : "Quand certains archéologues en CDD ne seront physiquement plus aptes, ils ne seront plus engagés : il va y avoir une casse sociale très problématique." Au sein de l'Inrap, si le partage du temps 75/25 lui semble une bonne idée, il note que même hors du terrain, le travail peut se révéler répétitif et propre à induire des troubles muscolo-squelettiques (TMS) : le lavage du mobilier pour extraire quelques pièces exploitables nécessite de tamiser des masses importantes de sédiments.
"On pourrait inverser la proportion", lâche un agent du centre Inrap de Croix-Moligneaux (Somme), visiblement lassé par des mois de travail posté - même s'il permet d'examiner à l'abri des objets extraits en bloc du sol, comme des sépultures. "Le travail de terrain ouvre droit à diverses primes, comme celles liées au repas, qui comptent dans le budget de certains agents", indique Marc Talon. "Cette question des primes de terrain (15,25 euros par repas) ne doit pas devenir un prétexte de l'employeur pour ne pas avancer sur cette diversification des tâches, qui n'en est qu'à ses balbutiements", prévient Pierre Pouenat.
Mais pour Jean-Pierre Brun (CNRS-Collège de France), le risque principal tient au décalage croissant entre les capacités d'analyse du passé, qui n'ont jamais été aussi fines et diversifiées, et le partage du temps 75/25 qui rend "illusoire" de les mettre pleinement en oeuvre en archéologie préventive. Ce décalage entre temps de la fouille et de la recherche peut induire une "usure psychologique", constate-t-il. Pour autant, par rapport aux années 1970-1980 où les vestiges archéologiques étaient sacrifiés sur l'autel de l'aménagement, les archéologues peuvent aujourd'hui exhumer les archives du passé et les conserver. "Et cela, c'est un progrès énorme !"